Les émeutes en Grande Bretagne n'auraient dû surprendre personne
· Enquête mediapart
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15 AOÛT 2011 |
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De notre envoyé spécial à Londres
Une dizaine de commerces avec des panneaux de contreplaqué qui font office de vitres. Un grand bâtiment public calciné. Une présence policière plus visible que d'habitude. À Tottenham, dans la banlieue Nord de Londres, une semaine après les émeutes qui ont incendié l'Angleterre, il ne reste plus que quelques stigmates visibles des nuits de violence qui ont démarré précisément ici, sur High Road.
En ce samedi 13 août au matin, des dizaines d'habitants du quartier ont répondu à l'appel du Conseil municipal pour venir nettoyer les rues, qui ne sont plus considérées comme une « scène de crime » depuis seulement quelques heures. Avec des gilets jaune fluorescent sponsorisés par Véolia, il parcourent l'artère principale du quartier pour ramasser tout ce qui traîne. Tottenham n'a surement jamais été aussi propre.
Un bâtiment public incendié à Tottenham© Thomas Cantaloube
« Notre objectif est de montrer que ceux qui ont détruit et vandalisé ne sont qu'une minorité et qu'ils ne représentent pas la mentalité des habitants de Tottenham », explique Bradley, qui balaie une poignée de papiers gras et quelques mégots de cigarettes. La férocité des émeutes, mais surtout les pillages qui les ont accompagnées, ont profondément choqué l'immense majorité des citoyens britanniques qui n'ont pas pris par à ces mouvements, entamés dans la capitale avant de s'étendre à d'autres grandes villes du pays entre le 6 et le 10 août. À l'unisson du gouvernement de coalition de David Cameron, nombre de citoyens de Sa Majesté considèrent ce qui s'est passé comme une flambée de violence et de criminalité qu'il convient de punir et d'éradiquer, sans se poser trop de questions.
À quelques dizaines de mètres des volontaires qui s'agitent sur High road, un grand noir qui dit s'appeler James les regarde faire. Il ne participe pas, mais ne juge pas non plus. Il y a quelques nuits, il était au milieu de la rue avec des copains, face aux policiers. Il a également participé au sac d'un magasin de sports - « J'ai juste récupéré une paire de baskets », admet-il. « J'étais en colère », plaide-t-il. « En colère contre la police, qui a tué Mark Duggan. En colère contre les politiciens qui se moquent de nous. Des fois on est juste tellement en colère qu'on ne réfléchit pas tellement. Je regrette qu'il y ait des commerçants qui aient perdu leur boutique, mais si c'était à recommencer, je referais la même chose... »
Dans un pays qui connaît des émeutes à intervalles réguliers (de Brixton en 1981 à (déjà) Tottenham en 1985, à Oldham en 2000 et Birmingham en 2005), ces dernières sont pourtant jugées particulièrement sévères. « Les incidents les plus graves depuis deux décennies », ne cessent de répéter les journaux. Elles ont duré plusieurs jours, elles ont fait cinq morts et plus de cent millions d'euros de dégâts, elles ont conduit à l'arrestation de plus de 2.000 personnes, elles ont bousculé le gouvernement et remis en cause les méthodes de la police. Mais surtout, même si beaucoup de Britanniques hésitent à l'admettre, elles n'ont pas surgi ex nihilo, et le fait qu'elles soient retombées ne présage pas de la guérison de tous les maux. Retour sur les évènements.
· Que s'est-il passé réellement ?
L'étincelle qui a embrasé la Grande Bretagne trouve son origine à Tottenham, ce quartier pauvre et multiethnique du Nord de Londres, où cohabitent plus de cent nationalités. Jeudi 4 août, un homme de 29 ans d'origine antillaise, Mark Duggan, est tué par la police lors de son arrestation. Mais la version des faits présentée par les autorités est confuse. Deux jours plus tard, la famille et les amis de Mark Duggan organisent une marche pacifique jusqu'au poste de police pour demander des éclaircissements. Sur place, on les fait patienter plusieurs heures et personne ne les reçoit. La mécanique des événements qui s'ensuit est racontée par Clifford Stott, spécialiste de la psychologie des foules à l'Université de Liverpool : « Le point commun de tous les gens qui manifestent ce samedi 6 août est qu'ils considèrent la police comme illégitime - parce qu'elle les arrête de façon disproportionnée, parce qu'elle ne leur apparaît jamais à leur service. Et voilà justement que la police, dont les explications sur la mort de Duggan leur semblent douteuses, refuse de leur parler, renforçant ainsi son illégitimité aux yeux des contestataires. L'autre point commun d'une partie des gens rassemblés est qu'ils considèrent la violence comme une réponse acceptable pour résoudre les problèmes - parce qu'ils sont eux-mêmes aux marges de la loi ou parce que c'est ce qui leur a été inculqué depuis leur enfance. Or ce jour-là, ils sont suffisamment nombreux pour agir, et ils commencent à s'en prendre à la police. Bien évidemment, celle-ci réagit, ne faisant que renforcer sa perception d'illégitimité. C'est le début de l'émeute. Grâce aux réseaux sociaux, le nombre des agitateurs grossit. Peu importe d'ailleurs la véracité des messages diffusés par ces canaux - il y a eu beaucoup de rumeurs - l'important c'est que les gens y croient car cela renforce leur vision du monde, à savoir que la police est violente. »
«Ces émeutes sont une conséquence retardée de la crise financière !»
En nombre trop peu important, les autorités sont vite débordées, et les émeutiers prennent le contrôle de la rue. C'est là que les pillages et les incendies débutent. « On assiste alors à une transformation de l'identité de la foule dans l'action », poursuit Clifford Stott. « Ce n'est plus seulement la police qui est considérée comme illégitime, mais les gouvernants dans leur ensemble, parce qu'ils n'offrent aucun espoir, parce qu'ils sont incapables de créer des emplois, etc. On entre dans une dynamique d'escalade. »
Dès le lendemain, dimanche 7 août, de nouveaux incidents éclatent. Certains suivent le même mécanisme, comme à Hackney, un autre quartier défavorisé malgré des poches de richesse, où une arrestation non motivée de la police déclenche une émeute. Dans d'autres endroits, c'est le phénomène d'imitation (copycat) qui s'impose, et une douzaine de quartiers de Londres s'embrasent. Le lundi 8 août, cela s'étend à d'autres grandes villes du pays : Birmingham, Leeds, Liverpool, Manchester...
Une manifestation samedi 13 août. Le manifestant porte un panneau disant "la jeunesse demande un avenir".© Thomas Cantaloube
En s'amplifiant et en se diffusant, le mouvement déborde son cadre d'origine. « Samedi, on pouvait penser qu'il s'agissait d'émeutes raciales classiques : une minorité ethnique contre la police. Mais dès lundi, on était entré dans quelque chose d'autre », analyse Rob Berkeley, le directeur de Runnymede, le plus important centre de recherche sur la multiethnicité en Grande Bretagne. Si, à Tottenham, la plupart des jeunes dans la rue sont noirs et motivés par une injustice policière qui les touche directement, à Manchester trois jours plus tard, la majorité des émeutiers sont blancs. Pour Rob Berkeley, « c'est un phénomène nouveau, qui est définitivement multiethnique, qui ne concerne pas uniquement les jeunes, et qui pourrait même ne pas être entièrement une affaire de classe. Il est bien plus vaste. » La preuve, les tabloïds britanniques ont fait leur choux gras du fait que, parmi les premiers à passer en comparution immédiate devant la justice, on comptait un chef cuisinier, une athlète représentant les futurs JO de 2012, une fille de millionnaire, etc. Paul Bagguley, sociologue à l'Université de Leeds, résume cela d'une formule qui fait mouche : « Ces émeutes sont une conséquence retardée de la crise financière ! »
Si l'on suit cette piste, au delà de l'engrenage des faits, dans quel contexte cette violence a-t-elle éclaté ?
· Des relations tendues avec la police
Le point de départ de ces émeutes est une confrontation avec la police, en dépit d'une amélioration sensible des relations entre les forces de l'ordre et la population, en particulier les minorités ethniques, depuis trois décennies. « La police a fait de gros efforts pour se débarrasser d'un racisme institutionnel qui existait jusqu'au milieu des années 1980 », explique un conseiller municipal d'Harringey, le council qui englobe Tottenham, « mais une amélioration ne veut pas dire une résolution des problèmes. » Si la police britannique est très attachée au « community policing », c'est-à-dire à l'imbrication dans les quartiers (ce que l'on appelle en France la police de proximité), elle s'est vu octroyer des pouvoirs considérables pour arrêter qui elle veut, comme elle veut, à partir de 2000.
Cette année-là, un pan de loi, connu sous l'appellation Section 44, a étendu les pouvoirs des policiers pour « arrêter et fouiller » (stop and search) toute personne suspectée de terrorisme. Cette mesure a fait bondir le nombre d'arrestations (+600% entre 2007 et 2009 par exemple, selon un rapport d'Human Rights Watch), en particulier celles de personnes issues des minorités ethniques, qui sont appréhendées en moyenne six à huit fois plus que leurs concitoyens blancs. De l'aveu même de Scotland Yard, cette marge de manœuvre considérable accordée à la police n'a pas conduit à des succès fulgurants dans la lutte contre la criminalité et le terrorisme - l'écrasante majorité des interpellations ne donnant absolument aucun résultat. Depuis 2009, la police a révisé ses méthodes et le chiffre des arrestations est à la baisse. Mais l'on n'efface pas d'un seul coup près de dix ans de contrôles intempestifs, et au moins deux bavures policières fortement médiatisées ces dernières années : l'assassinat de Jean-Charles de Menezes, un jeune Brésilien suspecté à tort d'être un terroriste et abattu de plusieurs balles dans la tête dans le métro de Londres en 2005 ; et la mort de Ian Tomlinson, un marchand de journaux frappé sans raison par la police en marge des manifestations contre le G20 en 2009.
« La violence de la société de consommation »
· Hausse du chômage et inégalités
« Londres est souvent perçue comme la cité rutilante de la mondialisation heureuse, mais on ignore la grande misère sociale qui y règne », avance Olivier Esteves, professeur de civilisation britannique à l'Université de Lille. La mixité urbaine qui fait que, contrairement à beaucoup de villes françaises, les très pauvres et les très riches se côtoient dans un même quartier et souvent une même rue, ne permet pas d'atténuer les inégalités, qui sont les plus criantes de tous les pays de l'OCDE. Selon ce même organisme, le Royaume-Uni fait preuve de la pire mobilité sociale des pays développés. Il faut ajouter à cela une aggravation du chômage des jeunes depuis 2008 à cause de la crise économique : il est passé de 14% à 20% pour les 16-24 ans, et il atteint 50% pour les jeunes noirs.
Évolution du chômage de longue durée des jeunes de 18-24 ans, par sexe.© IPPR
Le Guardian a dressé la liste des divers incidents qui se sont produits durant les émeutes de Londres et les a projetés sur une carte indiquant le niveau de pauvreté des quartiers (voir carte ci-dessous). Si la corrélation n'est pas absolue, elle reste néanmoins assez parlante. Elle est également un facteur d'explication des pillages qui se sont produits durant les nuits d'émeutes et qui ont particulièrement choqué les britanniques. En observant, à Tottenham ou à Hackney, les magasins qui ont été dévalisés, on se rend vite compte qu'ils n'ont pas été choisis au hasard : ce sont principalement les commerces de vêtements de sports plutôt haut de gamme et les magasins d'électronique ou d'équipements ménagers. « C'est la violence de la société de consommation », décrypte le sociologue Paul Bagguley. « Les émeutiers se sont emparés des biens dont le marketing s'adresse à eux. Ce sont les biens qu'on leur vend à longueur de publicité en leur disant qu'il faut à tout prix les posséder, mais ils n'en ont bien souvent pas les moyens. »
Plus c'est foncé et plus les quartiers sont pauvres, plus c'est clair et plus c'est riche. Les balises indiquent des violences.© Guardian datablog
James, le jeune émeutier de Tottenham, ne dit pas autre chose : « Cela fait deux ans que j'ai quitté l'école et que je cherche un emploi. Je n'avais pas absolument besoin des baskets que j'ai volées, mais elles me faisaient envie et je n'aurais pas pu me les payer avec mes indemnités de chômeur, alors je me suis servi quand j'en ai eu l'occasion. » Certains de ses amis ont attaqué un magasin de paris en pensant trouver de l'argent liquide. Il ne les a pas suivis : « Ce n'est pas l'argent qui m'intéresse. Mais j'en ai marre de ne pas pouvoir me payer ce qui me fait plaisir. »
· Cure d'austérité programmée
Il y a quinze mois, David Cameron, le leader conservateur, a obtenu une courte majorité qui lui a permis de s'installer au 10 Downing Street, à l'issue d'une campagne durant laquelle il avait promis, assez honnêtement pour un candidat, des mesures d'austérité. Depuis, il a tenu parole... Annoncées au cours de l'automne et du printemps, un grand nombre de coupes budgétaires ont commencé à entrer en vigueur dans tous les secteurs de la société : éducation, défense, sécurité, santé, logement, retraites, etc. Le gouvernement de Cameron a décidé de tailler non seulement dans les effectifs de la fonction publique, mais aussi dans de multiples programmes sociaux.
«Ce gouvernement ne comprend pas qu'il détruit l'avenir.»
Rentré précipitamment de ses vacances pour faire face à aux émeutes, David Cameron s'est empressé de dissocier les violences de ses mesures d'austérité, en expliquant qu'il s'agissait de «criminalité pure et simple ». Pourtant, une grande partie de la population dans les quartiers touchés par les émeutes fait le lien. Une manifestation organisée samedi 13 août entre Hackney et Tottenham était explicite dans ses slogans, accusant le gouvernement conservateur de creuser la misère sociale. « Cela fait trente ans que cela dure : il y a une politique systématique visant à supprimer les services sociaux aux gens qui en ont le plus besoin », accuse Daniel Harman, un scientifique défilant avec une banderole dénonçant la fermeture d'associations de quartiers. « Pourquoi croyez-vous que les émeutes ont éclaté cet été ? », interroge Helen, une fonctionnaire territoriale. « Parce que les jeunes n'ont rien à faire et qu'on leur a supprimé les associations et les centres de quartiers qui leur offraient des activités et une soupape dans leur vie. » Il est d'ailleurs assez troublant de constater que, selon une carte une nouvelle fois établie par le Guardian, les municipalités les plus touchées par les restrictions budgétaires sont parmi les plus pauvres du Royaume.
Un manifestant brandissant une pancarte : "Accusez les conservateurs, pas nos enfants !"© Thomas Cantaloube
À Camden, un quartier de l'Ouest londonien qui a, lui aussi, été touché par les émeutes, c'est Amy qui offre une autre variation sur la question des coupes budgétaires. Elle se bat pour maintenir la bibliothèque publique, menacée de fermeture : « Le conseil municipal nous a annoncé que nous allions devoir fermer ou réduire drastiquement nos horaires car il faut faire des économies. Mais une bibliothèque n'est pas juste un endroit où l'on lit et emprunte des livres - ce qui est déjà important en soi, surtout pour les jeunes. On y vient pour s'éduquer, pour tisser du lien social, pour se protéger de son environnement, et parfois juste pour avoir chaud quand on n'a pas de chauffage chez soi... Fermer une bibliothèque, c'est très simple, mais en ouvrir une et la faire fonctionner cela représente des années de travail. Ce gouvernement ne comprend pas qu'il détruit l'avenir. »
Ce lien entre austérité et mouvements sociaux est pourtant établi parl'étude historique de deux chercheurs, Jacopo Ponticelli et Hans-Joachim Voth, qui a été largement reprise en Grande Bretagne et ailleurs. Elle souligne que « lorsque l'on réduit les dépenses de 2%, l'instabilité s'accroît et les risques d'émeutes et de manifestations augmentent. » (voir le résumé de leur analyse ici). On aurait pu penser que l'opposition travailliste serait montée au front avec cet argument de bataille, mais non. Bien qu'étant extrêmement prudente, la députélabour Diane Abbott, qui représente la circonscription de Hackney, une des plus pauvres de Grande Bretagne et qui s'apprête à subir une baisse de 8% à 10% de son budget, avance tout de même : « Les coupes ne sont pas encore complètement entrées en vigueur, donc on ne peut pas les rendre responsables de la situation. Pourtant, le fait que les gens sachent qu'elles vont être appliquées suffit à susciter un sentiment de désespoir. » La perspective de l'austérité est un déclencheur aussi puissant que les mesures d'austérité elles-mêmes.
· Un accès plus difficile à l'éducation
Parmi toutes les restrictions budgétaires, celles imposées au secteur de l'éducation provoquent le plus de colère. L'augmentation des frais d'inscription à l'Université, qui vont atteindre en moyenne plus de 10.000 euros par an, est un coup dur pour les étudiants qui sortent déjà de la faculté avec des dettes considérables (45.000 euros en moyenne), mais c'est une autre mesure qui désespère encore plus : la suppression de l'Education Maintenance Allowance (EMA). Cette antique institution (elle date de 1944) permettait aux élèves entre l'âge de 16 et 19 ans de toucher une somme de 35 euros par semaine pour poursuivre leur éducation avant l'entrée à l'Université. Attribuée sous condition de ressources depuis le gouvernement Blair, elle a purement et simplement été supprimée par Cameron et son numéro deux, leLiberal Democrat Nick Clegg, qui avait pris comme engagement de campagne... de ne pas supprimer l'EMA.
Les plus jeunes des émeutiers sont parfaitement conscients du sort qui leur est réservé
« Dans mon établissement, plus des deux tiers des 16-19 ans touchent l'EMA », raconte Alan Scott, un enseignant de mathématiques à Tottenham. « Pour les meilleurs, c'est la chance de pouvoir continuer et décrocher une place à l'université. Pour les moins bons, cela leur permet de ne pas abandonner les études à seize ans et se retrouver à traîner dans la rue. La suppression de l'EMA va surtout toucher les familles pauvres, et souvent issues de minorités, bien plus que le relèvement des frais d'inscription à l'université, qui ne concerne que les meilleurs élèves. » « Le coût des études en Grande Bretagne est très élevé, mais il existait un système de bourses et de prêts qui permettait de s'en sortir et qui faisait office d'ascenseur social », explique également Olivier Esteves. « Ces nouvelles mesures vont boucher l'horizon des classes populaires et ouvrières et avoir un impact très dur sur les minorités.» Il n'est pas illusoire de penser que les plus jeunes des émeutiers qui sont descendus dans les rues en ce début août, même s'ils n'articulent pas de revendications politiques définies, sont parfaitement conscients du sort qui leur est réservé.
· La corruption des élites
Dans la manifestation qui a rallié Hackney à Tottenham samedi 13 août, énormément de slogans faisaient référence aux banquiers et aux gouvernants corrompus. Même si ce cortège était fortement politisé, les émeutiers de Londres et d'ailleurs ne vivent pas dans une bulle qui les isole de l'actualité. Et les nouvelles en provenance du sommet de la pyramide étatique en Grande Bretagne ne sont pas très reluisantes ces dernières années. Le scandale des notes de frais des parlementaires, révélé en 2009, a laissé des traces profondes. Non seulement les élus, de droite comme de gauche, ont usé et abusé d'un système qui leur permettait de se faire généreusement rembourser des achats superflus pour leur propre bien-être grâce à de l'argent public, mais quasiment aucun n'a au à en subir les conséquences. Parmi les centaines de parlementaires impliqués, seule une poignée a été poursuivie ou condamnée, les autres se contentant de rembourser les sommes indument perçues.
Un magasin d'électonique pillé à Tottenham© Thomas Cantaloube
« Les jeunes suivent ces événements et ils en parlent ! », s'exclame le sociologue Paul Bagguley. Il fait référence au scandale des notes de frais mais aussi à celui, plus récent, des écoutes téléphoniques commanditées par le journal de Rupert Murdoch, News of the World. Encore plus que les débordements des parlementaires, cette affaire a montré la collusion incestueuse et morbide au sommet de l'Etat entre les médias, les politiciens et la police. Tout ce petit monde s'est octroyé des faveurs et des renvois d'ascenseur qui les ont fait s'enrichir et gravir les échelons du pouvoir en utilisant des pratiques illégales et franchement sordides (espionnage de parents de victimes de crimes ou de famille de soldats tués en Afghanistan). Le fait que les conservateurs comme les travaillistes, mais aussi une institution aussi éminente que Scotland Yard, aient profité des largesses, puis fermé les yeux sur les basses œuvres, du baron australien de la presse n'est pas un évènement anecdotique.
Si l'on ajoute à cela le sentiment que les banquiers, qui ont provoqué la crise financière de 2008 à la City, s'en sont sortis avec beaucoup d'égards et aujourd'hui pas mal de bénéfices, il n'est peut être pas si surprenant que les jeunes au bas de l'échelle sociale souhaitent, eux aussi, profiter d'une certaine impunité en brûlant et pillant. « J'ai le sentiment que la criminalité dans nos rues ne peut pas être dissociée de la désintégration morale dans les rangs les plus élevés de la société britannique moderne », écrit l'éditorialiste du Daily TelegraphPeter Oborne. « La culture de la rapacité et de l'impunité que nous avons vue sur nos écrans de télévision lors des émeutes s'étend jusque dans les conseils d'administration et au gouvernement. Elle inclut la police et de nombreux médias. Ce n'est pas seulement la jeunesse dérangée qui a besoin d'être réformée, mais la Grande Bretagne dans son entier. »
· La rébellion des dépossédés
Quand l'on se penche sur les ressorts des émeutes britanniques, pas seulement les causes immédiates qui ont provoqué ce déchainement de violence, mais aussi le contexte politique et social qui leur sert de décor, il est difficile de ne pas faire le lien entre ce qui s'est déroulé en Grande Bretagne et ce qui survient, depuis le début de l'année 2011 en Égypte, en Tunisie, en Syrie, en Grèce, en Espagne, au Chili. Les « insurgés » ou la « rébellion des dépossédés » sont des caractérisations hâtives et générales, mais qui sonnent justes. Le creusement des inégalités, l'impunité et l'incompétence manifeste des gouvernants, les obstacles mis à la mobilité sociale, le démantèlement de l'État-providence, tous ces facteurs participent au déclenchement des émeutes britanniques. Et ils ne sont qu'une autre facette des dictatures sclérosées, de la répression, de l'absence de libertés, et du clientélisme qui ont provoqué le ras-le-bol de la jeunesse arabe.
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