Reportage | | 14.09.11 | 14h36 • Mis à jour le 14.09.11 | 14h37
A 6 h 30 ce samedi, un vol d'enfants tout pépiants s'abat sur l'école coranique de Tsingani, une commune de Mayotte. Alors que l'odeur de moisi de la nuit laisse place aux parfums d'une végétation qui s'éveille, filles et garçons se serrent dans un bâtiment en ciment grossier. Une enseignante armée d'une branche frappe le tableau pour ramener un semblant de calme. Entre école et garderie, la marmaille se met alors à réciter en mélopée des versets du Coran. Au-dessus, dans une ambiance nettement plus studieuse, des adolescents, filles et garçons séparés, étudient le texte sacré avec un autre professeur.
Et c'est ainsi tous les jours que Dieu fait à Mayotte, devenu, depuis le 31 mars, le 101e département français. Ce territoire national en plein océan Indien prétend, surtout depuis qu'il a refusé l'indépendance, en 1975, conjuguer islam et République. Cette quête que d'aucuns veulent contradictoire s'illustre en deux chiffres péremptoires : 90 % des 200 000 habitants sont musulmans et 95 % des électeurs ont voté, en 2009, pour devenir département et ainsi accéder à une citoyenneté pleine et entière.
Alors qu'en métropole s'est engagé un débat sur l'islam et la laïcité, à Tsingani, Adinani Zoubert, 72 ans, ne voit vraiment pas où serait l'hiatus, l'incompatibilité : "Il va de soi que nous sommes un Etat laïque, mais la laïcité garantit la liberté de culte. Il n'est nul besoin d'être dans une République islamique pour pratiquer sa religion." Ce responsable du conseil des cultes musulmans de Mayotte enseigne sa foi tous les après-midi, récupérant les enfants de 6 à 15 ans à la sortie de l'école publique. Il a également été un ardent défenseur de la départementalisation."Mayotte dans l'ensemble français, cela a été mon objectif, mon combat, dit-il. J'en rêvais depuis quarante ans."
Pour obtenir ce statut, la population insulaire a accepté, bon gré mal gré, des compromis entre Coran et code civil. La répudiation unilatérale est désormais proscrite et l'âge légal du mariage porté à 18 ans. La polygamie, surtout, est abolie depuis une loi de 2003, même si les unions multiples déjà contractées restent valides. "Nous allons faire comme vous, les Occidentaux, prendre des maîtresses", s'est vu rétorquer un jour le préfet Hubert Derache, avec un humour très gaulois. Dans cette société matriarcale, les nouvelles règles ont été globalement acceptées. Mais les associations de défense des femmes doivent encore batailler ferme sur le terrain pour obtenir une réelle égalité des droits.
Pour être un peu plus français, les Mahorais ont également renoncé depuis 2010 àrecourir au cadi. A la fois juge de paix, notaire, facilitateur social, ce personnage tranchait les litiges selon les règles musulmanes et coutumières. La justice cadiale, qui date dans ces îles du XIVe siècle, avait été reconnue par la France en 1841, au moment de l'annexion de l'archipel des Comores, et confirmée comme spécificité locale, en 1939 puis en 1964. Aujourd'hui, le cadi est payé par le conseil général comme employé territorial et touche en sus les gratifications de ceux qui font appel à ses services. Jusqu'à présent, le grand cadi, sorte de juge d'appel, était nommé par le préfet. Les plaignants pouvaient également contester leurs décisions devant la justice républicaine.
A Mamoudzou, le chef-lieu de Mayotte, dans une rue du quartier de M'Tsapéré, le tribunal cadial est surmonté d'un panneau indiquant "République française Justice musulmane". A l'intérieur, des ordinateurs, mais aussi des armoires remplies de vieux recueils d'actes, écrits en shimaoré (une des deux principales langues indigènes de l'île) et calligraphiés en arabe. "Nous détenons le passé judiciaire de l'île", résume Ben Kassim Ali Hamidi, 42 ans, greffier du tribunal. Le lieu est désert mais l'hôte affirme que le tribunal peut encore traiter jusqu'à vingt affaires certains jours.
Ben Kassim Ali Hamidi a milité pour que Mayotte devienne département, mais ne cache pas une certaine amertume. "Nous avons accepté la mutation de notre rôle. On nous a retiré de nombreuses prérogatives. Des juges sont venus de métropole pour faire le ménage. Ils nous haïssent et ne comprennent pas notre rôle social dans la société mahoraise. Ils veulent mettre le cadi au tombeau." Le greffier craint d'être ravalé au rang de simple médiateur social, lui qui étudie le droit coranique depuis quinze ans.
L'homme dit tout haut une frustration que d'autres préfèrent garder pour eux : le cadi de M'Tsapéré tout comme le grand cadi de Mayotte ont fui poliment les demandes d'entretien. Ils ne peuvent que constater la fin d'une époque, d'un magistère. Le cadi devient une tradition plus qu'une autorité. De plus en plus de Mahorais viennent aujourd'hui régulariser leur union devant le maire, leurs litiges devant le juge républicain ou leurs affaires patrimoniales devant le notaire.
Sur la place principale de Mamoudzou, où défilent les taxis collectifs, l'étude de Sylvie Pons et de ses associés ne désemplit pas. "Notre activité est en hausse exponentielle", explique la notaire. Ouverte en 1999, l'étude traitait principalement des affaires des métropolitains envoyés sous les tropiques. Mais, depuis le processus de départementalisation, l'essentiel de son activité consiste à graver en droit français les procédures faites devant le cadi. Elle traite ainsi d'héritages vieux de dix ou vingt ans ou d'occupations coutumières de terrains publics. "C'est passionnant. Ce sont chaque fois des cas uniques. Rien n'est vraiment cadré." Ce jour-là, elle est au téléphone avec un confrère, emberlificoté dans une insoluble histoire de succession entre cousins.
"Je crois que les habitants sentent que le droit français offre une meilleure garantie d'équité", poursuit Sylvie Pons. Le cadi appliquait ainsi dans les successions la règle musulmane accordant deux tiers de l'héritage au fils et un tiers à la fille. "La majorité ne nous demande plus un tel partage", assure Me Pons.
Sunnites mâtinés d'animistes et encadrés par des confréries dynamiques, les Mahorais ont une lecture modérée du Coran. D'où l'agacement d'Abdoulatifou Aly, député non inscrit de Mayotte et seul musulman élu à l'Assemblée nationale, devant le débat qui fait rage en métropole. "Notre religion n'interpelle pas la République même si je vois bien que, dans les banlieues, des gens veulent en faire une arme contre l'Occident." A écouter l'élu, Mayotte, terre musulmane, magnifierait plutôt la France. "Ici, les valeurs de la République ont plus de sens qu'en métropole car elles démontrent leur capacité à intégrer la différence et prennent ainsi leur dimension universelle."
"Nous avons ici un islam qui s'accommode très bien de la République, confirme le préfet Hubert Derache. Il y a une forte opposition à toute radicalisation. La loi anti-burqa par exemple est très bien reçue." Une vingtaine de femmes porteraient le hidjab, et les salafistes venus des Comores voisines ou de métropole ont été jusqu'à présent éconduits des 285 mosquées de Mayotte.
Un semblant de confirmation de cette pratique modérée est à trouver à l'hôpital de Mamoudzou, auprès d'Abdou Madi, médecin gynécologue et chef de pôle à la maternité. "Ici, je n'ai jamais eu de problème pour examiner une femme, comme j'ai pu en rencontrer quand j'étais à Marseille", assure-t-il. En revanche, les sages-femmes de son service constatent que la polygamie reste encore très présente et avouée sans peine par les jeunes mères. Il y a encore loin de la loi aux moeurs.
Mouhtar Rachidi, 66 ans, imam depuis 2001 de la mosquée de M'Tsapéré, ne partage pas l'idée d'une parfaite harmonie entre islam et République. Comme d'autres autorités religieuses, cet homme n'était pas partisan de la départementalisation. Il s'agace des concessions que ses concitoyens ne cessent de faire au nom de leur citoyenneté française, rappelle que des oulémas locaux ont émis des réserves sur certaines d'entre elles. "La laïcité ne me choque pas si je peux pratiquer ma religion, explique-t-il. Ce qui m'embête, c'est qu'on veut y mettredes entraves. On ne peut pas changer le Coran. C'est un blasphème de modifier la règle de l'héritage fixée par Dieu. C'est dire que Dieu s'est trompé."
L'imam regrette un abandon des traditions religieuses, le redoute même : "Tout cela peut à la longue former un terreau favorable aux extrémistes." Ben Kassim Ali Hamidi approuve : "Une génération va chercher son histoire, son identité si elle ne la connaît pas."
"Il y a certaines règles républicaines qu'il faut appliquer sans discussion, estime également Adinani Zoubert. Il en est d'autres qui méritent cette discussion. Nous avons des particularités. On ne peut pas interdire l'appel à la prière du muezzin. A Paris, je ne vais pas demander qu'on arrête de sonner les cloches aux églises parce que ça me dérange."
"Il ne faut pas imposer que la lettre de la loi française, insiste Michel Taillefer, président du Medef local. Il faut aussi respecter l'esprit, ne pas punir les Mahorais de vouloir être français. C'est le grand défi de notre nation de savoir intégrer les différences." Une sorte de syncrétisme qui s'illustre dans la très française et moderne halle du marché de Mamoudzou, équipée de panneaux solaires mais aussi dotée d'une mosquée.
Comme de nombreux habitants, Saïd Boinali a ajouté un nom de famille, Toumbou, à son identité jusque-là composée selon la coutume mahoraise de deux prénoms, et ce afin de respecter les nouvelles règles d'état civil. Parfaitement ancré dans la société séculière, ce responsable de la CFDT constate la vitesse à laquelle elle a évolué, s'en réjouit et s'en inquiète à la fois. Les jeunes, notamment, substituent les valeurs matérialistes aux valeurs religieuses ou coutumières. Dans la France, ils voient un mode de vie autant qu'un idéal. Mais Saïd Boinali Toumbou s'interroge :"Peut-on ériger en valeur morale d'avoir une voiture ?"
Benoît Hopquin
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