A Karachi, le 5 mai. REUTERS/AKHTAR SOOMRO
Islamabad, envoyé spécial. C'est toujours la même métaphore : le verre à moitié plein et le verre à moitié vide. Ou disons plutôt en l'occurrence : le verre au quart plein et le verre au trois quarts vide. Le Pakistan ne manque pas d'avancées timides, de progrès silencieux et de percées souterraines mais ses maux sont si spectaculaires terrorisme, tradition prétorienne, corruption, mal-développement qu'on ne retient qu'eux à l'extérieur. L'image du Pakistan sur la scène internationale est désastreuse et il en est le premier responsable.
Et pourtant, à l'heure du bilan de cette campagne électorale pour les élections législatives du 11 mai, il est aussi un exercice auquel on peut s'adonner le coeur un peu plus léger : braquer le projecteur sur le quart-plein du verre. Le Pakistan, il faut l'écrire, ne se résume pas aux généraux et aux fous de Dieu, même si ces derniers sont là et bien là. Il existe même des raisons d'espérer du Pakistan. On peut en repérer trois. Le problème, c'est sûr, c'est qu'il en existe autant d'en désespérer. Mais commençons par espérer.
LA MATURATION DE L'ESPRIT DÉMOCRATIQUE
Cette élection doit être marquée d'une pierre blanche. Pour la première fois depuis la naissance du Pakistan en 1947, un gouvernement sortant, élu démocratiquement, aura achevé son mandat (cinq ans) sans être délogé prématurément par un coup de force inspiré par l'armée avant de transmettre le pouvoir dans des conditions constitutionnelles à un autre gouvernement élu. Cette transition sans rupture, balisée par la loi, est historique. Il convient de la saluer comme un progrès non négligeable. Elle ouvre la voie à l'enracinement de la temporalité démocratique dans un pays familier des discontinuités et des déchirures.
Bien sûr, la campagne a été ensanglantée par des attentats terroristes orchestrés par les talibans du Tehreek-e-Taliban Pakistan (TTP) à Karachi et dans la ceinture pachtoune frontalière de l'Afghanistan. L'intimidation ainsi exercée a miné la campagne dans de nombreuses localités du pays, les candidats visés (issus des partis laïcs) préférant ne pas convoquer des réunions électorales. Mais le sabotage des talibans, qui jette une épaisse ombre sur ces élections, ne doit pas faire perdre de vue le caractère inédit de la transition dans une perspective plus historique. Cette transition n'est pas le fruit du hasard. Elle n'a pu se produire que parce que la superstructure politique du pays, tirant les leçons d'un passé calamiteux, s'est comme réconciliée avec elle-même.
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Chose impensable il y a encore dix ans, les civils et les militaires apprennent à composer tandis que le gouvernement et l'opposition ne s'engagent plus dans des combats à la mort. Tel était pourtant le pathétique spectacle offert par le Pakistan dans les années 1990, la première décennie de son apprentissage de la démocratie. Chacun sait qu'il doit compter désormais avec un pouvoir judiciaire mordant et un paysage médiatique bouillonnant bien que versatile et non dénué de tentations vénales. Quand un pays compte autour de cinquante chaînes de télévision, dont une quinzaine d'information, il y a de l'espace pour la fermentation d'un esprit civique.
Des journalistes devant de domicile de Pervez Musharraf, le 19 avril à Islamabad. REUTERS/FAISAL MAHMOOD
L'ironie est que le maître-d'oeuvre de cette révolution médiatique est Pervez Musharraf lui-même, l'ex-général-dictateur qui avait déréglementé à partir de 2002 le secteur audiovisuel. Qu'un autocrate ait à son insu semé les graines d'une conscience démocratique au Pakistan résume sans nul doute la complexité de ce pays.
LE POUVOIR JUDICIAIRE À L'OFFENSIVE
C'est aussi sous l'ère Musharraf (1999-2008) qu'a mûri une autre révolution : l'affirmation du pouvoir judiciaire. En voulant mater en 2007 les velléités de résistance de la Cour suprême, en particulier celles de son président, le juge Iftikhar Chaudhry, le président Musharraf avait ouvert une boîte de Pandore dont les génies libérés ont fini par emporter son régime.
Depuis, la Cour suprême tient sa revanche, celle d'une institution qui s'était trop souvent compromise en cédant aux injonctions des militaires et en légitimant les putsch par la fameuse "doctrine de la nécessité". La voilà s'auto-érigeant en vigie ombrageuse de la Loi fondamentale. Elle a édicté que tout coup d'Etat serait désormais tenu pour anticonstitutionnel, un avertissement que les prétoriens ne peuvent pas ignorer.
Mais elle va beaucoup plus loin. Elle s'arroge le droit de superviser au quotidien le travail du pouvoir exécutif, émettant des avis sur le prix du sucre ou du gaz. Surtout, elle assiège le gouvernement d'enquêtes sur des scandales de corruption. Elle s'est ainsi "payé" en 2012 un premier ministre, Yusuf Raza Gilani, acculé à la démission pour ne pas avoir rendu possible une enquête sur le "compte suisse" du président Asif Ali Zardari, le veuf de Benazir Bhutto (assassinée fin 2007).
Le juge Chaudhry (dans la voiture à droite) quitte la Cour suprême entourée de ses partisans, le 16 mars 2007, à Islamabad, au Pakistan. AP/ANJUM NAVEED
Certains s'inquiètent de ce que ce réveil du pouvoir judiciaire va trop loin. "La Cour suprême empiète sur les domaines de compétences des pouvoirs exécutifs et législatif", déplore Mohammad Waseem, professeur de sciences politiques de la Lahore University of Management Sciences (LUMS). D'autres la soupçonnent de penchants idéologiques assez droitiers, en particulier en matière de conservatisme religieux. Les plus critiques trouveront même qu'une fois posée la limite aux coups d'Etat militaires, elle aura été finalement plutôt indulgente vis-à-vis de l'armée, mobilisant l'essentiel de son "activisme judiciaire" contre le Parti du peuple pakistanais (PPP) du clan Bhutto au pouvoir entre 2008 et 2013.
Quoi qu'il en soit, l'émergence de ce nouvel acteur impose des balises à un système qui n'en avait pas, ou bien peu. A ce jour, c'est plus un progrès qu'une régression, à condition bien sûr que l'"activisme" de la Cour suprême ne finisse pas par rompre l'équilibre des pouvoirs.
L'ARMÉE EN RETRAIT
Où sont donc passés les putschistes du Pakistan ? Là encore, il faut revenir à Musharraf pour comprendre l'effacement politique relatif de l'armée. L'institution militaire s'était tant déconsidérée dans la dérive autoritaire de l'ex général-président que ses chefs d'aujourd'hui ont entendu la leçon : il vaut mieux au fond diriger le pays dans les coulisses plutôt que de s'exposer sur les tréteaux de l'Etat, là où il n'y a que des coups à prendre. Ainsi, le successeur de M. Musharraf, le général Ashfaq Kayani, s'est-il bien gardé depuis 2008 de chercher à déstabiliser la présidence civile de M. Zardari, et ce bien que les tensions entre les deux hommes ou les deux entourages aient été parfois vives.
A Karachi, le 8 mai. AFP/ASIF HASSAN
L'armée reste la colonne vertébrale de l'Etat, rien n'a changé à ce niveau-là. Elle continue d'engloutir le tiers du budget de l'Etat afin d'entretenir les privilèges de la caste des prétoriens et fixe la doctrine des relations avec l'Inde, les Etats-Unis, la Chine, l'Afghanistan, bref les gros dossiers stratégiques du pays.
Mais elle a désormais l'intelligence de réfréner son aversion historique à l'égard d'une classe politique fustigée en privé ou au travers de campagnes de presse téléguidées comme "corrompue" et"incompétente". Tant que cette classe politique ne poussera pas l'audace jusqu'à vouloir s'attaquer au "disque dur" du système, l'armée se contentera de la superviser à distance, sans la torpiller. En gros, son degré d'"acceptibilité" des civils s'est relevé : c'est une différence majeure avec un long passé d'aventures putschistes. Tout se passe comme si un pacte de non agression mutuelle avait été de facto conclu. Cette pacification des relations entre l'armée et les civils a été décisive pour rendre possible la transition historique que connaît actuellement le Pakistan.
Tout n'est donc pas perdu au Pakistan. Il y a bel et bien des raisons d'espérer. Il serait pourtant mal avisé de verser dans une naïveté excessive. L'actualité est suffisamment sanglante pour dissuader de tout angélisme. Le quart plein reste encore bien modeste face aux trois quarts vides. Les raisons de désespérer du Pakistan sont toujours là. On en relèvera trois.
L'ISLAM RADICAL EN HÉRITAGE
L'affaire est déjà bien connue. Le défi posé par ces groupes extrémistes qui s'attaquent désormais à l'Etat pakistanais lui-même, après n'avoir été longtemps que des jouets de l'armée préréglés pour saigner l'Inde ou l'Afghanistan, est massif, gigantesque. Les talibans pachtounes du Tehreek-e-Taliban Pakistan (TTP), sous pression dans les zones tribales frontalière de l'Afghanistan, opèrent désormais ouvertement à Karachi, la capitale économique, en tirant parti des nouveaux équilibres ethno-démographiques de la mégapole. Une autre menace est la permanence des violences de type confessionnel visant la minorité chiite (20% de la population). Des groupes comme le Ahle Sunnat Wal Jamaat mouvance dont sont issues les milices de tueurs anti-chiites ont pignon sur rue dans leur berceau du Pendjab.
S'il devient premier ministre au lendemain du scrutin du 11 mai, Nawaz Sharif, le chef du parti Pakistan Muslim League Nawaz (PML-N) donné favori dans les sondages, aura fort à faire avec ces groupes sunnites ultra, vraisemblablement financés par des bailleurs d'Arabie Saoudite. Parti dirigeant la province du Pendjab, la PML-N les avait jusque-là tolérés, passant même des arrangements implicites avec eux, afin d'acheter la paix civile provinciale. Ces groupes avaient en effet épargné le Pendjab tout en envoyant leurs commandos semer la mort à Karachi (Sind) ou à Quetta (Baloutchistan).
Compte-tenu de ses compromissions passées, Nawaz Sharif osera-t-il les museler au risque d'enflammer son bastion du Pendjab ? Le dilemme est explosif. Mais là ne s'arrête pas le danger. La menace que fait peser la montée de l'islam radical sur les valeurs démocratiques et laïques au Pakistan va bien au-delà de ces organisations terroristes. Elle est infiniment plus large. Car une frange significative de la société pakistanaise est elle-même gagnée par ces crispations islamistes. La frontière entre l'idéologie professée par les extrémistes et la majorité du corps social, voire de la classe politique, est parfois poreuse. On l'a bien vu lors de l'assassinat début 2011 de l'ex-gourverneur du Pendjab, Salman Taseer, tué par son garde du corps pour avoir pris la défense d'une villageoise chrétienne condamnée à mort pour"blasphème". L'assassin a reçu le soutien de larges secteurs de la société pakistanaise, y compris et c'est le plus inquiétant des milieux soufis traditionnellement plus éclairés et tolérants. La confrérie des avocats, ancienne avant-garde dans la lutte contre la "dictature" de Muharraf, l'a même arrosé de pétales de rose à son arrivée au tribunal.
Dans la banlieue d' Islamabad, le 8 mai. En haut, une affiche en faveur d'Imran Khan. AP/MUHAMMED MUHEISEN
L'autre symptôme de cette normalisation d'une vision de plus en plus orthodoxe de l'islam est la popularité de l'homme politique Imran Khan, la "troisième force" entre le PPP du clan Bhutto et la PML-N de Nawaz Sharif qui promet de créer la surprise le 11 mai. Ex-star de cricket et jetsetter londonien repenti, M. Khan est un "muslim new born" ayant redécouvert le Coran sur le tard. Les libéraux pakistanais, de plus en plus minoritaires au Pakistan, lui reprochent de rester pour le moins discrets à l'égard du terrorisme des talibans. Imran Khan illustre mieux que quiconque l'infusion de cette nouvelle idéologie religieuse dans la classe moyenne urbaine, en particulier au sein de la jeunesse.
L'OMBRE DES OFFICINES
L'armée a beau brider ses tentations putschistes, elle n'en continue pas moins à pêcher en eaux troubles et à s'adonner à des jeux obscurs. Ses services de renseignement sont toujours à l'oeuvre pour activer des réseaux occultes opérant en Inde, en Afghanistan ou ailleurs. La guerre est certes engagée sans toutefois être totale avec les talibans du Tehreek-e-Taliban Pakistan (TTP), ces combattants pachtounes issus de la ceinture tribale frontalière de l'Afghanistan qui attaquent désormais frontalement l'Etat pakistanais, accusé de "collaborer"avec les Américains dans la"guerre contre la terreur".
Mais les services de renseignements d'Islamabad continuent de cultiver des relations instrumentales avec les talibans afghans hébergés sur le sol pakistanais ainsi qu'avec d'autres groupes de talibans pakistanais ceux-là du Nord Waziristan dont l'agenda se limite à frapper les forces du régime de Kaboul ou les troupes de l'OTAN demeurant impliquée sur le théâtre afghan. Cette différence de traitement entre les "mauvais talibans" (à éliminer), coupables de s'attaquer aux intérêts pakistanais, et les "bons talibans" (à ménager) n'opérant qu'en Afghanistan, n'a pas disparu.
Une manifestation, à Kandahar, en Afghanistan, contre l'Inter-Services Intelligence, le service de renseignement pakistanais. AP/ALLAUDDIN KHAN
Elle continue d'inspirer la duplicité de l'attitude d'Islamabad à l'égard des groupes djihadistes. De la même manière, le groupe pendjabi Lashkar-e-Taïba (LeT), accusé par les Indiens d'être à l'origine de l'attaque terroriste sur Bombay en novembre 2008 (166 morts), a pignon sur rue à Lahore. Tous ces groupes restent en réserve de la stratégie régionale du Pakistan. En fonction de l'évolution de la situation politico-militaire en Afghanistan et de l'impact que celle-ci pourrait avoir au Cachemire indien, ils pourront être activés ou désactivés, selon les impératifs géopolitiques du moment de l'armée pakistanaise. Ce faisant, les officiers de Rawalpindi siège de l'état-major à proximité d'Islamabad contribuent à légitimer des organisations dont l'influence est plus que nocive sur l'enracinement de la démocratie au Pakistan.
LA MAUVAISE GOUVERNANCE
L'absence souvent pathétique de l'Etat sur les terrains sociaux santé, éducation sur fond de justice dysfonctionnelle et de corruption généralisée à tous les échelons de l'administration n'incite guère à l'optimisme. Si le Pakistan n'est pas un "Etat failli" au sens somalien du terme, la mauvaise gouvernance ouvre des vides et des brèches qui sont précisément comblés par des organisations islamistes, lesquelles finissent par s'imposer comme des mini-Etats dans l'Etat. Le Lashkar-e-Taïba (LeT) doit une partie de son enracinement, outre à son éventuelle séduction idéologique, à sa capacité à développer des réseaux efficaces d'écoles et d'hôpitaux. Les 10 000 au moins madrasas (écoles coraniques) que compte aujourd'hui le Pakistan remplissent des fonctions éducatives et de prise en charge de la jeunesse populaire dont l'Etat est devenu incapable.
Lors d'une séance de vaccination contre la rougeole, par un volontaire de la Jamaat-ud-Dawwa, une fondation de charité islamique, à Lahore. AP/K.M. CHAUDARY
Tant que les élites politiques et sociales n'assumeront pas leurs responsabilités, en commençant par exemple par payer des impôts, la quasi-banqueroute de l'Etat pakistanais ce dernier n'en finit pas de quémander des prêts au Fonds monétaire international ou à la Banque mondiale continuera de borner l'horizon du pays. Selon un homme d'affaires, 90% des chefs d'entreprise au Pakistan déclarent à peine 50% de leurs revenus. Le chiffre en dit long sur le détournement des ressources de la nation au profit d'une oligarchie politique, militaire, industrielle, foncière livrant à elles-mêmes des classes populaires prêtes à toutes les aventures sur fond d'explosion démographique (de 180 millions d'habitants aujourd'hui, la population pourrait passer en 2050 à 270 millions, voire à 323 millions, selon les scénarios). Le quart plein du verre pakistanais n'est pas encore prêt à se remplir d'avantage.