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À l'heure où l'église catholique continue de perdre des fidèles, où de nouvelles spiritualités s'imposent dans l'espace de la religiosité et où la laïcité transcende le clivage gauche/droite jusqu'à trouver de fervents défenseurs au FN, l'islam voit ses pratiques évoluer rapidement en France sous l'influence conjointe de l'arrivée continue de musulmans depuis l'après-guerre et de la montée en visibilité de leurs enfants nés sur place.
Cette religion, la deuxième en France, s'affirme au prix de multiples heurts. Malgré une présence ancestrale, sa "compatibilité" avec la République est sans cesse mise en cause en raison notamment de son lien avec l'histoire migratoire.
Pour éclairer cette relation particulière, Mediapart présente en exclusivité les résultats de l'enquête « Trajectoires et Origines » (TeO) consacrée aux pratiques religieuses des immigrés et de leurs descendants français.
Les immigrés sont-ils plus croyants que le reste de la population ? À quelles conditions leurs enfants reprennent-ils le flambeau ? Observe-t-on une radicalisation religieuse d'une partie des jeunes musulmans ? Et si oui comment s'explique-t-elle ?
Pour la première fois, ces questions sont abordées à partir d'effectifs représentatifs et de taille suffisante pour analyser les effets des trajectoires sociales et des origines géographiques, culturelles et religieuses. Réalisée par l'Institut national d'études démographiques (Ined) et l'Institut national de la statistique et des études économiques (Insee), sous le contrôle de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (Cnil), l'enquête TeO se donne pour mission de « combler les lacunes » de la statistique publique en matière d'intégration et d'étude des discriminations, la religion étant absente du recensement français. Et si d'autres enquêtes statistiques comportent des informations sur la religion, comme l'« Enquête santé et protection sociale » (ESPS) ou l'« Étude des relations familiales et intergénérationnelles » (ERFI), mais aucune ne permet de connaître dans le détail la situation des immigrés et de leurs descendants.
Concernant TeO, la collecte des données a eu lieu entre septembre 2008 et février 2009, auprès de 22 000 personnes en France métropolitaine qui ont répondu de manière volontaire et anonyme. L'enquête enregistre l'affiliation religieuse au moyen d'une question directe (« Avez-vous une religion ? »), suivie de la dénomination en cas de réponse positive. L'enquêté est invité à répondre à cette même question à propos de sa mère et de son père. L'importance de la religion est évaluée à travers une échelle à quatre points variant de « très important » à « sans importance ». Des questions sur les pratiques complètent cette partie du questionnaire.
4,1 millions de musulmans en France
Si le catholicisme reste le culte majoritaire en France, l'enquête confirme que l'islam s'installe durablement comme la principale religion minoritaire, à côté du protestantisme, du judaïsme et du bouddhisme.
En extrapolant les données recueillies (qui portent sur les 18-60 ans), les auteurs, Patrick Simon, socio-démographe à l'Ined, et Vincent Tiberj, politiste à Sciences-Po, évaluent à 4,1 millions le nombre de musulmans en France métropolitaine, à comparer à une population totale de 63,4 millions. Reposant sur des critères scientifiques d'estimation, ce chiffre devrait permettre de récuser les nombreuses approximations et exagérations circulant dans l'espace public. Ils remettent aussi en question la fourchette de 5 à 6 millions avancée par le ministère de l'intérieur et des cultes.
Premier constat, les immigrés déclarent une religion plus souvent que la population majoritaire (ensemble des personnes qui ne sont ni immigrées ni fils ou filles d'immigrés). Ils sont 81 % à le faire, contre 51 % pour la population majoritaire. Parmi les immigrés, 43 % sont musulmans, 26 % catholiques, 19 % sans religion, 4 % protestants, 3 % orthodoxes, 2,5 % bouddhistes et 0,5 % juifs. Sans eux, l'expression de la foi aurait décliné plus rapidement.
Le panorama religieux varie beaucoup en fonction des origines : les immigrés venant du Maghreb, de Turquie et d'Afrique sahélienne sont musulmans dans plus de 90 % des cas lorsqu'ils déclarent une religion, tandis que les immigrés d'Europe du Sud, comme les natifs d'outre-mer, sont majoritairement catholiques. « Les principaux pays d'émigration depuis le milieu des années 1970 ne se situent plus dans l'orbite du catholicisme (…). Non seulement les immigrés viennent de pays où le catholicisme est minoritaire ou pratiquement résiduel, mais dans ces pays d'origine, la religion continue à imprégner la vie quotidienne et, pour nombre d'entre eux, occupe une position officielle reconnue par les institutions publiques », indiquent les chercheurs.
Cet ancrage de la religion se retrouve dans la deuxième génération, pour laquelle Patrick Simon et Vincent Tiberj relèvent une progression contenue de la sécularisation : parmi cette population, seuls 23 % se déclarent sans religion. « Si l'on s'en tient aux théories de l'assimilation, un ajustement sur les niveaux observés dans la population majoritaire était attendu », notent-ils. Or, cet ajustement ne se produit pas. À l'intérieur d'une même famille, la "déperdition" est moindre chez les musulmans que chez les catholiques : 9 % seulement des enfants dont les parents sont musulmans se déclarent sans religion, tandis qu'ils sont 25 % à le faire quand les ascendants sont catholiques. Dès lors que le couple parental est mixte (d'origines ou de religions), les comportements des descendants rejoignent ceux de la population majoritaire.
D'où vient cette spécificité de l'islam en matière de transmission ?« En situation de migration, avance Patrick Simon, la religion, en plus d'exprimer une forme de spiritualité, joue un rôle social et culturel déterminant : elle sert de marqueur identitaire au sens où elle véhicule certaines des valeurs familiales, et plus largement du pays d'origine. » La religion assure le lien avec le passé. Question de survie, donc. D'autre part, la structuration de la société française n'est pas aussi neutre qu'elle veut bien l'admettre. Banals pour certains, les signes du catholicisme imprégnant le cadre social (jours fériés, poisson le vendredi, etc.) incitent les religions minoritaires à s'affirmer avec plus de visibilité. Enfin, rappelle Patrick Simon, dans l'islam, l'acte de renoncer à sa religion est considéré comme particulièrement problématique, ce qui limite les situations de désaffiliation.
« Le durcissement du sentiment religieux ne concerne qu'une fraction de la population musulmane »
Quelle forme prend cet attachement religieux, notamment pour les jeunes ? Pour distinguer ce qui relève d'une appartenance socioculturelle d'une adhésion à une croyance et au respect de ses rites, les auteurs ont questionné les enquêtés sur la fréquentation d'un lieu de culte, le port de signes religieux et le respect d'interdits alimentaires, tout en relevant que le poids de ces usages est inégal d'une religion à l'autre. Ils ont aussi demandé aux personnes de positionner l'intensité de la religion dans leur vie afin de construire un indicateur de religiosité. Ils constatent alors que les trois quarts des juifs et des musulmans déclarent une forte religiosité quand moins d'un quart des catholiques le font.
D'une génération à l'autre, la ferveur baisse nettement pour les descendants d'immigrés d'Europe du Sud et d'Asie du Sud-Est. Elle recule moins pour les enfants de parents originaires du Maghreb ou d'Afrique sahélienne, qui indiquent encore une forte religiosité dans respectivement 55 % et 72 % des cas.
Outre l'origine et la religion d'appartenance, c'est la socialisation dans une famille croyante qui influence le plus la relation personnelle à la religion. D'autres facteurs, comme être une femme, jeune, peu diplômé et ouvrier ou employé, sont associés à la forte religiosité, quelle que soit la religion. L'islam semble particulièrement sensible à l'âge : chez les musulmans, un regain de religiosité est observé entre 17 et 25 ans. Dans cette génération, plus de 80 % déclarent une forte croyance. L'augmentation de la religiosité reflète l'influence marquée du milieu familial dans la transmission des valeurs : les parents immigrés en France après les années 1970 étaient plus pratiquants que ceux entrés auparavant. Il y a donc un mouvement général de renforcement de la place de la religion dans les familles musulmanes qui contraste avec la poursuite de la sécularisation chez les catholiques.
Une question agite le milieu de la recherche : observe-t-on une simple reproduction des comportements ou au contraire un renforcement des pratiques, avec en filigrane le spectre de la radicalisation chez les plus jeunes ?
L'enquête TeO aboutit à la conclusion que 10 % des enfants ayant grandi dans une famille musulmane s'estiment plus croyants que leurs parents. Plus précisément, 12 % des descendants d'Algériens se disent dans cette situation, 7 % des descendants de Marocains et de Tunisiens et 9 % des descendants d'Afrique sub-saharienne.
Certains chercheurs évoquent une rupture générationnelle, avançant la thèse d'une réislamisation, tandis que d'autres voient dans cette évolution un « usage circonstancié de la religion musulmane »pour contrer la stigmatisation des origines et les parcours d'échec scolaire.
« Le durcissement du sentiment religieux ne concerne qu'une fraction limitée de la population musulmane. En proportion, il est moins important que le mouvement de sécularisation, mais il est plus visible et plus spectaculaire », souligne de son côté Patrick Simon qui rappelle qu'une forte religiosité ne recouvre que très partiellement les pratiques intégristes ou radicales évoquées à propos des « dérives islamistes ».
« Certains jeunes insistent sur ce qui en eux apparaît en dissonance avec la norme sociale »
Ni l'âge ni le passage de relais intrafamilial ne suffisent à expliquer la montée de la religiosité. Fréquemment évoquée, la piste d'une identité réactive gagne en consistance. Une religiosité élevée est en effet liée, dans les réponses au questionnaire, au sentiment de ne pas être perçu comme français, à l'expérience des discriminations et au type de quartier habité. Les musulmans déclarent plus souvent que les autres avoir subi une discrimination. Près d'un sur deux indique avoir rencontré une situation de ce type au cours de sa vie, selon l'enquête TeO. Chez les descendants d'immigrés, le ressenti des différences de traitement est encore plus fort et plus souvent associé à la religion.
« Mis à l'écart, stigmatisés, certains jeunes ont tendance à insister sur ce qui en eux apparaît en dissonance avec la norme sociale, en l'occurrence leur religion. Le rejet, par ailleurs, crée du lien entre ceux qui se sentent rejetés, ce qui peut aboutir à renforcer la religiosité », remarque Patrick Simon. Ce dernier admet, en revanche, un problème de causalité avec les quartiers à forte concentration d'immigrés : « Vivre dans un quartier où la présence de l'islam est marquée renforce-t-il la pratique religieuse ? Elle la facilite certainement, et la pression sociale l'encourage. Mais la relation inverse se vérifie aussi : les personnes très pratiquantes vont choisir de s'installer spécifiquement dans ces quartiers parce qu'elles vont y trouver un environnement plus familier et en rapport avec leurs pratiques. »
Quelles sont les conséquences de ces transformations sur les modes de vie des jeunes musulmans ? L'enquête relativise l'idée répandue d'un repli sur soi ou d'un entre-soi dans la mesure où même les plus croyants déclarent avoir des fréquentations amicales diversifiées du point de vue confessionnel pour plus de la moitié d'entre eux. Mais elle montre néanmoins que « si le niveau de religiosité n'impacte pas la composition du cercle amical pour les catholiques, il influence significativement celle des musulmans ».
Du 11 Septembre à l'affaire du pain au chocolat en passant par le débat sur l'identité nationale, l'évolution du contexte local, national et international constitue l'ultime variable influençant l'affirmation religieuse. Après les "Arabes" ou les "Maghrébins", les "musulmans" sont plus que jamais désignés comme un problème dans la sphère publique. Sur fond de raidissement de la laïcité, l'islam cristallise un rejet de plus en plus assumé, tandis que ses représentations réelles ou fantasmées (halal, voile, niqab, horaires de piscines, etc.) font l'objet de polémiques récurrentes.
En comparant les résultats de TeO avec ceux obtenus il y a un peu plus de quinze ans dans une précédente enquête appelée MGIS, les chercheurs tentent d'évaluer les effets de ce contexte. Ils observent que l'affiliation religieuse des descendants d'immigrés maghrébins et africains, et notamment des femmes, s'est renforcée pour les plus jeunes. Ils y voient une conséquence de la politisation des débats, à l'œuvre depuis une vingtaine d'années, qui a considérablement changé la visibilité de l'islam et les conditions de sa réception dans la société.
Histoire de remettre ces évolutions en perspective, les chercheurs soulignent que la fixation actuelle sur les musulmans rappelle les expériences vécues par ceux qui les ont précédés. Le judaïsme français a ainsi été transformé par les migrations des communautés juives d'Afrique du Nord lors de la décolonisation. De même, au début du siècle dernier, les immigrants italiens et polonais, alors même qu'ils étaient catholiques, ont subi des manifestations d'hostilité de la part des laïques mais aussi de leurs coreligionnaires perturbés par les formes d'organisation importées de leur pays d'origine.
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