Toute la semaine, Le Monde.fr retrace une partie du « Tour de France des oubliés » de Marine Le Pen. La présidente du Front national sillonne, depuis un an, des zones rurales très isolées ou proches de grandes villes, dans lesquelles son parti connaît des résultats en forte hausse à chaque élection et espère faire une percée aux municipales en mars. Première étape : la Seine-et-Marne.
A Mitry-Mory, commune de 18 000 habitants blottie dans les champs de Seine-et-Marne sous l'aéroport de Roissy, le Front national (FN) nourrit certains espoirs pour les municipales, en mars prochain.
La mairie « n'est pas encore prenable », reconnaît le candidat local du FN, Adrien Desport, 24 ans. Elle est tenue par le Parti communiste depuis 1925, avec une interruption de 1939 à 1945. C'est une histoire que l'on ne balaie pas aisément. Mais le FN obtient de bons résultats à Mitry : Marine Le Pen y a obtenu 22,41 % des voix au premier tour de la présidentielle en 2012, contre 17,9 % sur l'ensemble de la France.
Aux dernières législatives, Georges Martin, un candidat FN et membre du SIEL (Souveraineté, indépendance et libertés), un micro-parti souverainiste dirigé par Paul-Marie Coûteaux, a obtenu 20,53 % des voix. Personne en ville ne semble aujourd'hui se souvenir de son nom, ni de l'avoir vu faire campagne.
Adrien Desport se dit certain d'être élu au conseil municipal. Il souhaite s'y former à l'opposition active et aux arcanes de la gestion municipale. Le jeune homme, cadre dans l'hôtellerie à Roissy, nous a donné rendez-vous sur la zone aéroportuaire. Il explique que le restaurant où il a ses habitudes à Mitry n'ouvre pas avant 19 heures, et qu'il n'est « pas le bienvenu » dans les bars du centre-bourg qui sont « tous communistes ».
Alors que ses rivaux de l'UMP et de l'UDI ont commencé à faire du porte-à-porte, Desport ne fait pas encore campagne. Il passe de maison de sympathisants en appartement d'amis de sympathisants, discrètement, la nuit après le travail, pour recruter ses colistiers. Il affirme avoir déjà rassemblé 33 noms, « à [sa] grande surprise ». Jusqu'en octobre, il était persuadé d'échouer. Cependant, il tient ces noms secrets : trois de ses colistiers se sont fait connaître un peu trop tôt en ville, dit-il, et ont fini, sous pression, par renoncer. On n'en rencontrera pas un. Adrien Desport paraît bien seul, mais ses idées font du chemin.
« LES GENS CRAIGNENT D'ÊTRE AVALÉS PAR LE 93 »
En mai dernier, Marine Le Pen avait proposé, à quelques kilomètres de là, à Rozay-en-Brie,« la destruction des cités », qu'elle souhaitait remplacer par des habitations « traditionnelles ». Elle était venue dans le cadre de son « Tour de France des oubliés ». Depuis un an, la patronne du FN sillonne des régions rurales où la ville s'étend, où de nouveaux habitants s'installent comme en banlieue-dortoir, où l'on craint la violence des grandes agglomérations. Elle y rassemble des voix de plus en plus nombreuses.
A Mitry-Mory, on nomme ces champs que la ville avale peu à peu « la plaine » : c'est une large bande de cultures céréalières qui coupe Mitry en deux, autour de l'autoroute francilienne et des rails du RER B, dont le dernier arrêt est à Mitry, pas loin d'une ancienne cité pavillonnaire pour cheminots et des deux dernières fermes de la ville. Au nord, la nuit, on voit briller au bout des champs noirs le terminal 2 de Roissy. Le jour, on voit les avions décoller, très bas dans l'enfilade des rues du bourg.
Si l'on pousse un peu plus à l'est, l'idée de la banlieue dangereuse chère à Adrien Desport se précise sur un carrefour de Mitry-le-Neuf, situé entre la gare de Villeparisis, un parking et un ensemble pavillonnaire où l'UMP chasse les voix des abstentionnistes. Des jeunes se rassemblent autour de la gare, « les habitants se plaignent : ils ont peur d'y passer le soir », dit-on à la mairie.
Vers le nord-est, l'avenue Pablo-Neruda mène à Tremblay-en-France (Seine-Saint-Denis). Les émeutes, qui y ont éclaté en juin 2009, ont laissé un souvenir vivace dans la paisible Mitry-Mory. Pas bien loin, à Sevran, en 2011, le maire Europe Ecologie-les Verts, Stéphane Gatignon, avait demandé le déploiement de l'armée après un règlement de comptes. Vu de Mitry, cela semblait irréel. « Les gens craignent d'être avalés par le 93 », dit Philippe Laloue, candidat UMP aux municipales.
L'an dernier, le commissariat de la police nationale à Mitry, situé à quelques rues de là, a fermé. Les forces de l'ordre ont rejoint celles de Villeparisis dans leurs locaux. La distance n'est pas considérable, et la perte d'efficacité de la police à Mitry reste à prouver. Mais l'effet psychologique est réel. « C'était nos policiers à nous. On voyait leurs voitures garées dans la rue, on les croisait. Maintenant il n'y a plus personne », regrette Vincent, la trentaine, artisan.
Si une liste se présente, Vincent est aujourd'hui prêt à voter FN aux municipales, quelle qu'en soit la tête. Adrien Desport, il ne l'a« jamais croisé », mais il a vu récemment un copain distribuer des questionnaires pour le FN, dans une brocante voisine. Vincent demande que l'on n'écrive pas son nom, « parce que [sa] mère a travaillé longtemps à la mairie », et qu'il ne veut pas faire de peine (les prénoms de certains témoins ont été modifiés).
Le jeune homme a grandi ici. Il a joué dans les forêts des alentours avec ses camarades de collège après les classes. Il a vu les champs de Mitry-le-Neuf grignotés par la ville, « des gens du 93 » s'installer à la recherche d'une atmosphère« plus calme » et campagnarde.
Jeune, il avait trouvé une place de chauffeur de maître « par piston »: un travail « parfait » qu'il a quitté parce qu'il « ne voulait pas faire le standard » près du téléphone entre deux courses. Il le regrette mais, depuis, il a toujours travaillé et n'a« jamais rien demandé à personne ». Seulement voilà : il a connu récemment un divorce douloureux. Il aimerait que la mairie l'aide à trouver un F2 pour quitter le pavillon où il vivait avec sa femme. « Mais ça, c'est pour les autres. Ils m'ont dit que je gagnais plus ou moins trop », dit-il.
« ILS RESTENT À LA MAISON JUSQU'À QUEL ÂGE DE NOS JOURS ? 30 ANS ? »
« Pour les autres », ces mots-là reviennent aussi dans la conversation de Sandrine, 45 ans, et Jeanne, 29 ans, deux mamans qui patientent dans le premier grand froid de l'automne sur un muret de l'école de Mitry-Bourg, sous les marronniers de la place de l'église. Elles aussi songent à voter FN. Elles aussi ont de la famille à la mairie, qui est à un jet de pierre de l'autre côté de la place, et aimeraient qu'on ne cite pas leur nom.
Sandrine a quitté un HLM parce qu'elle « n'arrivait plus à dormir ». A cause de quelques jeunes qui traînaient sous ses fenêtres du premier étage. Elle a acheté une maison avec son mari, où elle vit avec trois enfants, dont l'aîné a 22 ans et travaille à mi-temps. « Ils restent à la maison jusqu'à quel âge de nos jours ? 30 ans ? », demande-t-elle.
Aujourd'hui, elle n'arrive plus à payer les traites. « Ils refusent de me redonner un HLM, parce que je suis propriétaire. » Elle a mis sa maison en vente l'an dernier,« mais personne n'achète ». Il y a quelques mois, elle a demandé à la mairie une aide d'urgence, pour payer quelques factures et faire des courses. « Je n'y croyais pas, mais ils me l'ont donnée. Ils ont quand même précisé que c'était pas tous les mois et qu'il ne faudrait pas revenir. »
Ceux qui « y ont droit » tous les mois, selon Sandrine, ne forment pas un groupe très clair. Ce sont peut-être ceux qui ne sont pas nés à Mitry, comme elle, sa mère et sa grand-mère. Ceux qui sont plus pauvres qu'elle ou qui ne sont pas blancs. Elle cite les gens du voyage qui ont installé 300 caravanes deux étés de suite sur le terrain de foot du centre-ville. Et la famille élargie qui vit depuis un an sur un terrain en bordure d'une petite zone d'activités, dans une vingtaine de caravanes. Ils sont engagés dans un processus de sédentarisation avec l'aide de la mairie, de l'Etat et de la région.
« ON NOUS MET DEHORS »
Sandrine a des mots durs pour eux, mais elle n'est ni « raciste » ni« méchante ». Elle se dit partisane d'Europe-Ecologie-les Verts, des champs, de la nature. « Je voudrais un monde idéal, moi ! L'écologie. Du travail. » Mais à force de galérer, elle a l'impression « qu'on nous met dehors ».
Le maire, Corinne Dupont, en poste depuis 2005, rappelle avoir dépensé l'an dernier 96 000 euros en aides d'urgence aux familles, tout en maintenant les finances saines : « 750 000 euros d'intérêts remboursés aux banques, et on n'a pas augmenté les impôts depuis 1997. »
La zone industrielle mitoyenne, où deux usines à haut risque chimique fournissent du carburant à Roissy, apporte depuis les années 1970 d'importantes taxes locales. La mairie emploie 700 agents municipaux, dont 500 titulaires. Ses équipements sont nombreux, au regard de la taille de la ville : trois gymnases, une piscine, un cinéma, un conservatoire, cinq maisons de quartier, plus de 600 000 euros de subventions par an pour les associations, deux crèches, plus de 300 enfants envoyés en colonies de vacances cette année, un studio d'enregistrement pour les jeunes et deux foyers des anciens...
Et pourtant, Jeanne en est convaincue, « la mairie ne fait rien pour nos enfants ». On presse un peu, on refait la liste des équipements. Une autre maman s'invite dans la conversation, alors que le grondement des cartables à roulettes commence à envahir la place. Elle rappelle que son fils fait, lui, du football, du solfège et du violon dans les bâtiments municipaux. Mais Jeanne n'a pas de voiture, et le terrain de foot est trop loin. « Il y a des bus », dit la maman. C'est vrai : pour assurer la cohésion de la ville à travers « la plaine », la mairie dépense 650 000 euros par an dans les transports. Jeanne opine derechef. Mais il n'y a rien à faire. « On survit à peine pendant que d'autres se les roulent », et madame le maire finira par payer cela de son mandat, Jeanne l'assure.
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