Christiane Taubira et Manuel Valls lors d'une cérémonie à la mémoire des victimes du terrorisme, le 19 septembre aux Invalides.
Si la gauche n'avait plus que l'antiracisme pour l'extirper de son sommeil doctrinal, il ne lui resterait vraiment pas grand-chose. C'est pourtant ce que laisse penser l'intervention de Manuel Valls au « meeting républicain » organisé par le Parti socialiste, à Paris, mercredi 27 novembre : ceux qui ont insulté Christiane Taubira, s'est enthousiasmé le ministre de l'intérieur, « ont fait la démonstration que la gauche pouvait enfin se réveiller, que la gauche était capable d'indignation ».
La déclaration est à double tranchant. D'un côté, alors que le pouvoir traverse une période délicate, la lutte contre le racisme semble effectivement devenue le dernier repère consensuel d'une gauche déboussolée ; mais d'un autre côté, trente ans après la Marche contre le racisme et pour l'égalité, ce repère se révèle être le lieu de la plus grande confusion, voire d'un certain obscurantisme.
Bien sûr, cet état de fait ne date pas d'hier. Quelques années seulement après la fameuse marche, le politologue Pierre-André Taguieff lançait déjà cet avertissement aux antiracistes : si vous ne voulez pas nourrir la bête immonde que vous prétendez chasser, vous devez ouvrir les yeux sur son nouveau visage ; car le racisme n'invoque plus la biologie pour délirer sur l'inégalité entre les hommes, il fait désormais l'éloge de la différence culturelle et proclame l'incompatibilité des moeurs ; là où le raciste old school opposait des surhommes à des sous-hommes, le raciste new agedistingue des assimilables et des non-assimilables. « Avec l'apparition d'un racisme différentialiste et culturel, nous sommes entrés dans une zone d'ambiguïté », prévenait Taguieff dans un ouvrage collectif, Face au racisme (La Découverte, 1991).
Plus de deux décennies ont passé, et la zone d'ambiguïté est donc devenue l'espace d'une extrême confusion. En témoigne le simple fait que le même Taguieff se trouve désormais régulièrement traité de raciste sur les réseaux sociaux et dans la « gauchosphère ». En attestent aussi des épisodes apparemment anecdotiques mais significatifs. Ainsi de ce débat sur le Front national organisé en 2012 à la Fête de L'Humanité, interrompu aux cris de « Fourest, raciste, dégage ! » par des militants venus protester contre la présence de l'essayiste Caroline Fourest, laquelle s'est toujours réclamée de la gauche antiraciste.
Ainsi encore, plus récemment, de cette chanson associée au film La Marche, interprétée par des rappeurs aussi emblématiques que Kool Shen et Akhenaton, consciences morales de toute une génération, et qui considèrent apparemment que rien n'est plus urgent que de « réclamer un autodafé pour ces chiens » de l'hebdomadaire satirique Charlie Hebdo.
Ce qui est en cause, ici, c'est la question de l'islamophobie. Car un certain antiracisme a évolué de concert avec le racisme doctrinal. Escamotant les enjeux sociaux et politiques, l'un comme l'autre placent l'identité culturelle et religieuse au coeur de leur discours. Voilà pourquoi toute femme portant le voile islamique peut se trouver soupçonnée de haïr la France et ses valeurs. Et pourquoi, symétriquement, toute personne attachée à la laïcité peut être taxée de racisme, du seul fait qu'elle critique le voile comme un symbole d'oppression.
LES CRIS DES IDENTITAIRES
Les femmes et les hommes de bonne volonté, qui voudraient être attentifs aux nouvelles formes d'intolérance tout en demeurant fidèles à un universalisme exigeant, se tiennent, eux, sur la corde raide. Coincés entre les identitaires de droite, qui ont élevé l'« anti-antiracisme » au rang d'idéologie dominante, et les identitaires de gauche, qui classent comme racistes non seulement la gauche laïque issue du mouvement ouvrier mais aussi la tradition républicaine dans son ensemble, ces femmes et ces hommes se font rarement entendre.
Dans les grands médias comme sur les réseaux sociaux, leur voix est recouverte par les cris des identitaires des deux rives, qui se donnent la main pour fustiger ces« belles âmes » coupées du réel et impuissantes.
De fait, un antiracisme digne de ce nom ne peut se contenter de paroles. S'il veut retrouver quelque efficacité, il doit sortir de la confusion, au prix d'un vrai travail critique. Se refonder théoriquement mais aussi tirer la double leçon de la marche de 1983 : se réarmer socialement et politiquement. Comme il y a trente ans, le combat antiraciste est inséparable d'une lutte pour l'égalité et contre les discriminations sociales. Et l'engagement antiraciste doit aller de pair avec une mobilisation politique.
« Exister, c'est exister politiquement », tel est le titre d'un article paru en 1985, dans lequel le sociologue Abdelmalek Sayad dressait le bilan de la « Marche des beurs » : si les partis ne changeaient pas leurs pratiques, si les enfants de l'immigration n'obtenaient pas « le droit d'avoir des droits » et la reconnaissance politique qu'ils réclament, « la lutte contre le racisme se limiterait à un discours purement moral, notait Sayad. L'on pourrait alors craindre que, malgré toute la bonne volonté qui l'anime, pareille entreprise ne suscite, par pure réaction, une réactivation du racisme, un encouragement au racisme ». Trente ans après, nous en sommes toujours là. Faute de se « réveiller », la gauche antiraciste pourrait encore louper sa marche.
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