LE MONDE | 24.01.2014 à 11h29 • Mis à jour le 24.01.2014 à 12h22 |Par Soren Seelow
Avant l'arrivée des secours, Amine S. a péniblement tenté de se dresser sur ses bras sous le regard médusé des clients du Campanile, attablés à quelques mètres de son agonie derrière une baie vitrée. Il a perdu connaissance quelques minutes plus tard et est mort le lendemain à l'hôpital de la Pitié-Salpêtrière.
« Ils », ce sont les « petits », comme les appellent les riverains. Une quarantaine de gamins âgés de 13 à 16 ans, originaires d'une mosaïque de quartiers de la « petite ceinture » de Paris, ameutés par SMS et réseaux sociaux, qui déambulaient ce soir-là par petits groupes dans le centre-ville du « KB », le surnom du Kremlin-Bicêtre, pour aller en découdre avec ceux de « Victor-Hugo », un quartier populaire de Gentilly. Amine, un garçon sans histoire, « doux et discret » selon ses amis, qui « ne traînait pas le soir », a eu le malheur de croiser leur chemin en rentrant de son collège parisien.
RIVALITÉ IMMÉMORIALE
Un adolescent de 14 ans originaire d'Ivry, qui s'était spontanément présenté à la police judiciaire de Créteil encouragé par son éducateur, et un de 16 ans, domicilié à quelques mètres du drame au Kremlin, ont été mis en examen, jeudi 23 janvier, des chefs de « violence en réunion ayant entraîné la mort sans intention de la donner », « violences » sur une autre personne et « participation à un attroupement armé ». Ils ont été placés en détention provisoire dans la soirée après avoir reconnu leur participation au lynchage.
Cette éruption de violence inédite dans le secteur – ainsi que l'âge des protagonistes – a plongé les habitants et les élus des deux communes dans la stupéfaction. Le Kremlin-Bicêtre et Gentilly sont deux petites villes réputées tranquilles aux portes de Paris, de part et d'autre de « l'autoroute du Soleil ». Un taux de chômage légèrement supérieur à la moyenne nationale, une forte mixité sociale, mais à la différence d'autres communes du Val-de-Marne, aucune bande n'y est répertoriée. « Il y a des secteurs chauds dans le 94, mais c'est la première fois qu'on observe ce type de phénomène à Gentilly et au Kremlin », souligne le capitaine Abdelfettah Kabbsi, à la tête de la cellule anti-bandes de l'agglomération parisienne, créée en 2010.
Le meurtre qui a endeuillé les deux villes trouve son origine dans une rivalité immémoriale, devenue légende, née il y a plusieurs décennies et dont personne ne connaît la cause. Elle opposait jadis deux quartiers sensibles séparés par une passerelle et un commissariat : le « 162 », à Gentilly, et les « Martinets », au Kremlin. Par solidarité territoriale, le quartier « Victor Hugo » s'est peu à peu invité dans la joute.
« ÇA POURRIT D'UN PEU PARTOUT »
Pierre, 26 ans, une figure de « V-H », a connu de près cette histoire (les prénoms des personnes interrogées ont tous été modifiés à leur demande). Avant de se découvrir une vocation d'éducateur, il a participé à toutes les « tapes » entre les deux quartiers, sans motivation particulière, pour le simple plaisir de « casser des bouches ». Et puis la rivalité s'est endormie, raconte-t-il, les « Martinets » et « Victor Hugo » se sont assagis. « On a grandi. Aujourd'hui, on est pote, on se serre la main. »
Au lendemain de la mort d'Amine, les regards se sont naturellement tournés, par habitude, vers les « Martinets », le quartier qui concentre le plus fort taux de population immigrée, de familles monoparentales, d'enfants déscolarisés, de chômage et de logements sociaux de tout le Kremlin-Bicêtre. A tort.
L'accès de violence la plus spectaculaire qu'ait connue la ville depuis des décennies venait cette fois du « bas KB », le centre-ville, réputé plus bourgeois. Le temps a fait son oeuvre : la légende a structuré l'imaginaire des petits frères du « V-H », élevés dans les récits de bagarres de leurs aînés, et a contaminé quelques adolescents du « bas KB », qui se sont approprié l'héritage de la cité des « Martinets ».
UNE « HACHE DE 20 CENTIMÈTRES »
Pour le premier adjoint au maire du Kremlin, Jean-Marc Nicolle, ce glissement territorial s'explique en partie par une plus grande « mixité sociale » à l'échelle de la commune. Sonia, une étudiante de 22 ans qui vit dans le centre-ville, pose un regard moins nuancé sur cette évolution sociologique : « Le KB, ça pourrit d'un peu partout, même le bas. Ça a l'air calme, pourtant des règlements de compte, il y en a tous les ans. Mais c'est la première fois qu'il y a autant de participants, et que c'est aussi violent. »
Toutes les personnes rencontrées à Gentilly et au Kremlin se rejoignent sur un constat : la faillite de l'autorité parentale. « Mon petit frère est de cette génération, mais on le surveille, on le laisse pas traîner », insiste Sonia. Ali, 52 ans, patron tunisien d'un bar à chicha du centre-ville, est en colère : « Les jeunes en France, aujourd'hui, c'est des sauvages. Notre génération, y avait pas de problème, parce que les parents étaient sévères. » « Ils sont fous, ils n'écoutent plus personne, renchérit Pierre, l'ancien bagarreur devenu éducateur. Moi, ils m'écoutent parce que je les tape. »
L'adjoint au maire du Kremlin – un « gamin de la ville » qui a connu les bandes structurées autour d'un chef et de certaines valeurs dans les années 1970 – souligne le défi qui se présente aujourd'hui aux deux municipalités touchées par le drame : tenter de rétablir le lien entre les « petits » et les plus âgés, pour éviter que le fil ne casse définitivement.
MIMÉTISME INITIATIQUE
Les adolescents qui voulaient en découdre vendredi n'ont plus 20 ans, comme du temps de l'adjoint au maire, ni même 17, comme à l'époque de Pierre : ils en ont 15. Ils ne se battent plus à coups de béquilles et de « mandales » : ils s'équipent de marteaux ou de brise-glace. « Les petits veulent faire comme les grands… en mieux, explique Pierre. Le soir des événements, j'en ai intercepté un de 14 ans qui partait au combat avec une hache de 20 centimètres… »
Ce mimétisme initiatique s'accompagne d'une surenchère dans la violence, et se nourrit des prétextes les plus futiles pour s'exprimer. L'engrenage qui a coûté la vie à Amine se serait ainsi enclenché deux jours avant sa mort, pour une banale histoire de « mauvais regard » : deux jeunes gens du Kremlin qui prenaient le bus auraient croisé le regard d'un adolescent à scooter, interprété comme une provocation.
Equipés de deux bombes lacrymo, ils montent à « Victor-Hugo » pour « s'expliquer », raconte Pierre, qui était là au moment des faits. Rapidement mis en minorité et pris à partie, ils s'enfuient, l'un d'eux se faisant au passage asperger avec sa propre « gazeuse », selon cette version des faits, qui devra être confrontée aux conclusions de l'enquête. Décidés à monter une expédition punitive, une poignée de jeunes du « bas KB » ameutent alors sur Facebook des connaissances de différents quartiers de la petite couronne parisienne « pour faire le nombre ».
AMINE TOMBÉ SOUS UNE PLUIE DE COUPS
A la différence de leurs aînés des « Martinets », structurés autour d'une identité territoriale forte, les « petits » du « bas KB », moins nombreux, assemblent une bande de circonstance, un patchwork improvisé d'une quarantaine de gamins venus de Saint-Denis, de Villejuif, de Paris ou encore des Yvelines.
C'est en montant sur « V-H », vendredi en fin d'après-midi, qu'une quinzaine de ces jeunes, armés de béquilles et de marteaux, croisent Amine, qui rentrait de son collège avec Farid (le prénom a été changé), un ami rencontré sur la route. Ils lui posent une question. Amine est mort d'y avoir répondu : « Tu es d'où ? – De Victor Hugo. » Farid est parvenu à s'enfuir. Amine est tombé sous une pluie de coups.
Le garçon, aîné d'une fratrie de trois enfants, était le fils d'un employé de magasin d'informatique et d'une femme d'origine algérienne, qui assure le service dans les cantines scolaires de Gentilly. Il sera inhumé ce vendredi dans la région parisienne.
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