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jeudi 5 février 2015

Le Coran, voix divine, voies humaines LE MONDE CULTURE ET IDEES | 05.02.2015 Par Sophie Gherardi et Faker Korchane


Un mot de trois syllabes peut contenir tout un monde de malentendus. Al Qur'an, Alcoran en français jusqu'au XVIIIsiècle et désormais le Coran est de ces mots-là. On peut platement rappeler qu'il s'agit du livre sacré de l'islam, que son titre signifie en arabe « la récitation », qu'il contient la révélation reçue par le prophète Mahomet (Muhammad, Mohammad ou Mohammed, selon les transcriptions) entre l'an 610 et sa mort en 632, et qu'il a été couché par écrit une vingtaine d'années plus tard.

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Ce serait passer à côté de la puissance de ce simple mot, le Coran, qui produit un effet diamétralement opposé selon qu'on est musulman ou non-musulman. Aux yeux et aux oreilles d'un croyant musulman, le Coran évoque immédiatement le beau, le bien, le vrai, le doux. Lu, récité, chanté, psalmodié, le Coran émerveille, le Coran apaise, le Coran élève. Un Dieu compatissant et matriciel (Allah le clément, le miséricordieux, al-Rahmanal-Rahim, ce dernier mot signifiant aussi « utérus »), un Prophète parfait, un Livre de nature sacrée, telle est la symbolique qui relie l'ensemble des croyants, l'Oumma. Une expression traditionnelle résume tous ces bienfaits : « Coran divin, Livre révélé, Manuscrit noble, Paroles antiques ». Un milliard six cent millions de musulmans dans le monde, même différents, même divisés, adhèrent à cette définition que le philosophe Malek Chebel, auteur d'une traduction du Coran et d'un Dictionnaire encyclopédique du Coran (Fayard, 2009), explicite ainsi : « Si aux yeux des chrétiens le Verbe divin s'incarne dans Jésus, en islam il se manifeste dans le Coran, conçu comme un "dépôt sacré" qui a les caractéristiques de son Créateur, c'est-à-dire l'amplitude, la beauté la majesté. »

Peur, attirance ou simple curiosité, les grands attentats islamistes, à New York, Londres, Madrid ou Paris ont été suivis d'une ruée dans les librairies, où les exemplaires du Coran s'arrachent

Quel contraste avec ce qu'évoque le Coran chez la plupart des non-musulmans ! Toute une palette d'émotions négatives – la méfiance, l'incompréhension, le sarcasme, le mépris, la peur – se déploie sous un vaste manteau d'ignorance. Ce rejet a une actualité, indexée sur les actions terroristes commises au nom de l'islam, justifiées au nom du Coran, et ce bien avant les attentats du 11 septembre 2001 aux Etats-Unis et ceux des 7, 8 et 9 janvier à Paris. Mais ce rejet a surtout une histoire. La conquête arabo-musulmane d'immenses territoires au Moyen-Orient, en Afrique, en Asie et en Europe a défini pendant de longs siècles la frontière entre « nous » et « eux ». Dans cette représentation encore très ancrée (son exact symétrique existe côté musulman), les croisades, la Reconquista espagnole, l'endiguement des Turcs ottomans aux batailles de Lépante (1571) et de Vienne (1683) forment un grand feuilleton historique où l'Occident chrétien « gagne à la fin » mais déplore pour toujours la « perte » de Byzance-Constantinople, devenue Istanbul en 1453.

Conséquence de cet affrontement séculaire entre la chrétienté et l'islam, l'Alcoran a été considéré jusqu'au XVIIsiècle comme un texte hérétique qui ne méritait pas d'être étudié ni même réfuté. Juste ridiculisé et anathématisé. Approximations, fantasmes orientalisants et peur du musulman cruel ont nourri les imaginaires jusqu'à nos jours. Pourtant, le livre sacré de l'islam fascine – plus de 3 000 traductions dans toutes les langues de la terre se sont sédimentées depuis quatre siècles. Peur, attirance ou simple curiosité, les grands attentats islamistes, à New York, Londres, Madrid ou Paris ont été suivis d'une ruée dans les librairies, où les exemplaires du Coran s'arrachent.

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Qu'est-ce au juste que cet objet ? Le Coran est un livre qui se compose de 114 chapitres appelés « sourates », elles-mêmes subdivisées en 6 236 versets. Selon la tradition islamique, l'ange Gabriel a transmis les versets au prophète Mahomet, tels quels, déjà formulés, lui n'a fait que les réciter. Ses compagnons, à leur tour, les apprenaient par cœur et les répercutaient. Cet imposant corpus oral, reçu à La Mecque puis à Médine, où le prophète avait dû s'exiler, a été transcrit, classé et mis en forme sous Othman, l'un des premiers califes. Ces « successeurs » qui ont connu le prophète sont au nombre de quatre : Abou Bakr, Omar, Othman et Ali(ce dernier, gendre de Mahomet, est spécialement révéré par les chiites).

En moins de trente ans, au milieu des luttes de pouvoir, se fixe le texte sacré de l'islam tel qu'il nous est parvenu, appelé « vulgate othmanienne ».

La plupart des musulmans ne connaissent du Coran que les « petites sourates » de la fin et, bien sûr, la toute première, « la Fatiha » (« l'ouverture », la « mère du Coran »). Ils les apprennent à l'école ou à la mosquée. Elles sont le support des cinq prières quotidiennes, à l'aube, au zénith, l'après-midi, au crépuscule et le soir.

Lire aussi : « Nous avons trop longtemps négligé le travail intellectuel sur le Coran et l'islam »

« La Fatiha » figure dans chaque prière mais, même pour les non-pratiquants, elle rythme les moments importants de la vie (circoncision, mariage, décès). Les noms des sourates sont poétiques et évocateurs : la sourate II, dite « la Génisse » (ou « la Vache »), est la plus longue du Coran (les sourates sont classées des plus longues aux plus courtes) ; « la Caverne » (XVIII) est la médiane, celle qui sépare le Livre en deux moitiés égales ; « l'Unité de Dieu », l'antépénultième sourate, qui compte seulement quatre versets, est en quelque sorte le credo en un Dieu unique et indivisible ; les deux dernières, « l'Aube » et « les Hommes », sont les sourates dites « de protection » : quand on a peur, ou avant de dormir, on prononce ces versets : « Je cherche refuge dans le Seigneur de l'aube », ou « Je cherche refuge dans le Seigneur des hommes ». La rythmique de la récitation, parfois lente et langoureuse, parfois rapide et percutante, les répétitions si chères aux langues sémitiques, la puissance des mots et des images, c'est cela que les musulmans ressentent quand ils pensent au Coran.

Même dans les discussions les plus quotidiennes, en famille ou au travail, le texte coranique est convoqué à l'appui de l'argumentation – sous réserve de ne pas le banaliser : chaque citation est obligatoirement introduite par « au nom de Dieu, le clément, le miséricordieux » (la basmala) et conclue par « la vérité vient de Dieu ». En 2011, les jeunes révolutionnaires des « printemps arabes » se sont emparés de la sourate XIII, verset 11, qui dit : « Dieu ne modifie rien en un peuple avant que celui-ci ne change ce qui est en lui ».

La religion du Coran ne rompt pas avec celles qui précédent, le judaïsme et le christianisme, elle veut en être le parachèvement

Le non-initié qui se lance dans la lecture du Coran, lui, risque d'être surpris. Il ne s'agit pas d'un récit linéaire ou chronologique. La pure louange, les préceptes moraux, les épisodes édifiants, les imprécations, les rappels historiques s'entremêlent. La religion du Coran ne rompt pas avec celles qui précédent, le judaïsme et le christianisme, elle veut en être le parachèvement. De nombreuses sourates reprennent les récits et les personnages de la Bible (Adam, Noé, Abraham, Moïse) et du Nouveau Testament (Jésus, considéré comme un prophète, Jean-Baptiste et surtout Marie).

Il importe de savoir que le Coran n'est pas la seule source de la pensée islamique. Les musulmans peuvent aussi se référer aux hadiths, les « dits » du prophète, qui doivent être « authentifiés par la "chaîne de transmission", une traçabilité permettant en principe de remonter jusqu'à Mahomet lui-même ». Il y en a des milliers, certains étant admis par toutes les branches de l'islam, d'autres seulement par certaines.


Actualité sanglante

Voilà pour la structure de ce texte religieux. Mais le Coran, qui s'est si souvent trouvé depuis vingt ans au centre d'une actualité sanglante, est aussi l'objet d'un grand mystère. Car après tout, aucun livre sacré n'est aujourd'hui aussi souvent invoqué à l'appui de la violence ou de l'oppression. Au point qu'il est légitime de se demander ce qui, dans ses versets ou dans son statut même, peut prêter à une telle instrumentalisation politique et religieuse.

La première réponse relève du contenu même du Coran, où alternent l'explicite et l'ambigu. Au lecteur néophyte (un conseil : commencer par la fin, c'est plus facile), le Livre peut sembler touffu, décousu, répétitif et surtout contradictoire. L'un des versets les plus cités dit : « Point de violence en matière de religion ! La vérité se distingue assez de l'erreur » (sourate II, verset 256). Mais à la sourate IX, au verset 5, connu comme le « verset du sabre », il est dit : « Tuez les polythéistes partout où vous les trouverez, capturez-les, assiégez-les, dressez-leur des embuscades. » Et juste après, au verset 6 : « Si un polythéiste cherche asile auprès de toi, accueille-le pour lui permettre d'entendre la parole de Dieu. Fais-le ensuite parvenir dans son lieu sûr, car ce sont des gens qui ne savent pas. » Assez pour y perdre son latin ou alors, au contraire, pour mettre ce texte au service d'une cause, en le tirant dans un sens ou dans l'autre. Jacques Berque (1910-1995), à propos de la sourate XXIV, « la Lumière », note que les versets 2 et 3 sur le châtiment des adultères (cent coups de fouet) sont suivis d'une vingtaine de versets rappelant la miséricorde divine. Or, constate l'islamologue, les docteurs de la loi ont écarté la mansuétude et alourdi la peine, commuée en lapidation.


L'interprétation est une véritable passion dans l'islam

Peu claire aussi la prétendue obligation islamique du port du voile. Elle repose sur le verset 31 de cette même sourate XXIV : « Dis aux croyantes de baisser leur regard, d'être chastes, de ne montrer que l'extérieur de leurs atours, de rabattre leur voile sur leur poitrine. » Observons cependant que le Coran lui-même offre une ligne de conduite au lecteur désorienté : celui-ci doit s'en tenir à ce qui est clair. Le verset 7 de la sourate III dit ainsi : « C'est Lui qui t'a envoyé le Livre. On y trouve des versets explicites qui sont la mère du Livre, et d'autres ambigus. Ceux dont les cœurs sont enclins à l'erreur s'attachent à ce qui est ambigu car ils recherchent la discorde et sont avides d'interprétations. »

L'interprétation, à vrai dire, est une véritable passion dans l'islam. Youssef Seddik, érudit aux talents multiples qui a réalisé en 2001 pour Arte un Mahomet en cinq épisodes, donne l'explication suivante : « Le Coran a aboli toute interprétation imposée par une Eglise. En islam, chacun peut interpréter selon ses moyens, même le plus simple des croyants. Seule compte l'intention. » Mais, dans l'histoire, cette prolixité interprétative a eu, et a encore, de lourdes conséquences.

« Se référer à la parole de Dieu à tout bout de champ freine le développement des sociétés musulmanes » 
Abdelmajid Charfi, réformateur tunisien

L'autre grande source de tensions tient dans les divergences sur la nature du texte. Comment lire le Coran et quel statut lui donner ? Le débat d'idées a eu son âge d'or dans l'islam entre le VIIIe et le XIsiècle. Le calife Al-Mamoun, au début du IXe siècle, est resté célèbre pour les joutes oratoires qu'il organisait à sa cour de Bagdad entre des théologiens sunnites, chiites, juifs, chrétiens, zoroastriens… Il est aussi célèbre pour avoir imposé aux oulémas de son temps l'idée du Coran créé, et non incréé. Théologiquement, la différence est immense. Créé par Dieu, comme le ciel ou la terre, le Coran peut être contextualisé, interprété, soumis à l'examen critique de la raison – et aujourd'hui des sciences ; un point de vue défendu inlassablement par le regretté Abdelwahab Meddeb, écrivain et poète disparu en novembre 2014. Incréé, le Coran est en revanche intouchable, sacré à la lettre près et non interprétable. Un texte d'ordre divin que nul ne peut remettre en question.

Or la tradition sunnite, majoritaire, considère que le Coran est incréé, qu'il est la parole de Dieu matérialisée. A ceci près que l'ambiguïté du texte impose malgré tout certaines interprétations. Pour cela, le corpus interprétatif que sont les hadiths a beaucoup été utilisé à des fins politiques, notamment par les plus fondamentalistes des musulmans. Pour le réformateur tunisien Abdelmajid Charfi, le statut du Coran est le problème que doit résoudre l'islam aujourd'hui : « Se référer à la parole de Dieu à tout bout de champ, et dans un sens anthropomorphique inacceptable pour la rationalité moderne, freine le développement des sociétés musulmanes, empêchées d'assumer leurs responsabilités et d'organiser leur vie conformément aux exigences des temps modernes. »De son côté, le grand islamologue français Régis Blachère (1900-1973) juge que, s'il y a un « humanisme musulman », celui-ci procède « du Coran et du Coran seul ».


« Cancer islamiste »

Aujourd'hui, ces questions font couler le sang. Le penseur soudanais Mahmoud Mohamed Taha (1909-1985) a défendu l'idée que les sourates révélées à La Mecque (les plus anciennes) formaient le cœur de la religion musulmane, tandis que les sourates de Médine étaient contingentes, marquées par le contexte et donc vouées à être abrogées par l'effet du temps – l'esclavage pratiqué à l'époque de Mahomet, par exemple. Cette interprétation a valu à l'auteur de The Second Message of Islam (Syracuse University Press, 1996) d'être condamné à mort et exécuté en 1985. La fatwa lancée en 1989 contre l'écrivain d'origine indienne Salman Rushdie après la publication de son roman Les Versets sataniques (Viking Press, 1988) ou les violences extrêmes contre des dessinateurs ayant caricaturé le Prophète s'inscrivent dans la même ligne de terreur : des fondamentalistes s'arrogent le droit de tuer pour une interprétation qu'ils jugent blasphématoire.

Est-ce à dire que la réflexion sur le texte saint de l'islam est à l'arrêt ? Pas du tout. D'un bout à l'autre du monde musulman, les relectures du Coran dans un sens libéral se multiplient au moins aussi vite que les groupes intégristes, « ces hommes barbus et ces femmes tout de noir vêtues qui terrorisent une société tout entière en diffusant la haine », selon les mots d'Abdelwahab Meddeb dans Sortir de la malédiction. L'islam entre civilisation et barbarie (Seuil, 2008)Ce que Meddeb appelle le « cancer islamiste », des hommes et des femmes ont décidé de le combattre.


L'imaginaire tribal de l'Arabie du VIIe siècle

Nées en Malaisie, les Sisters in Islam proposent par exemple une lecture féministe du Coran, aisément justifiable par l'égalité scrupuleuse qu'il établit entre croyants et croyantes sur terre et au paradis : l'égalité commence d'ailleurs entre Adam et Eve, solidaires dans le péché (et pardonnés par Dieu, contrairement à ce que dit la tradition biblique). L'un des défis est de replacer le Coran dans l'histoire de la pensée humaine. Youssef Seddik, dans Nous n'avons jamais lu le Coran (L'Aube, 2013), explore les apports intellectuels et linguistiques de la Grèce sans lesquels on comprend mal le Coran.

L'époque contemporaine est aussi marquée par l'essor d'une islamologie non religieuse. Elle ne va pas de soi car, instinctivement, beaucoup accordent au Coran, comme à la Bible, une valeur sacrée : on ne les examine pas comme n'importe quel texte, « et si Deus non daretur » (« comme si Dieu n'existait pas »)Les nouvelles approches scientifiques du Coran sont néanmoins foisonnantes : archéologiques, épigraphiques, littéraires, psychanalytiques, anthropologiques… Ainsi, l'historienne Jacqueline Chabbi travaille sur l'imaginaire tribal de l'Arabie du VIIsiècle qui imprègne le Coran : le paradis y est une oasis verte, fraîche et ombragée, tandis que les damnés tourmentés par la soif sont soumis à un « feu solaire » perpétuel (Le Seigneur des tribus. L'islam de Mahomet, CNRS Editions, 2013).


Effort spirituel de relecture du Coran

Les chercheurs ne manquent pas de grain à moudre. Un trésor, environ 40 000 pages manuscrites du Coran datant pour beaucoup de l'époque omey­yade, a été découvert en 1972 derrière un mur de la Grande Mosquée de Sanaa, au Yémen. Tout récemment, un codex encore plus ancien, datant des années 20 à 40 de l'hégire (ère musulmane, commencée en 622), a été retrouvé dans les réserves de l'université de Tübingen, en Allemagne, où il dormait depuis 1864. Ce sont des témoignages inestimables de la mise par écrit du Coran à l'aube de l'islam. Un vaste projet européen, le Corpus Coranicum, associe des chercheurs allemands, français et moyen-orientaux dans les recherches les plus nouvelles.

Cependant l'enjeu savant ne saurait se comparer à l'enjeu politique, au sens le plus large, que constitue le « nouvel ijtihad », effort spirituel de relecture du Coran promu par des générations d'intellectuels musulmans depuis le XIXsiècle. L'anthropologue et philosophe Malek Chebel le décrit ainsi : « Nos ancêtres ont cherché à adapter leur univers matériel aux préceptes de l'islam. Il nous incombe, à nous, de le faire pour la réalité d'aujourd'hui. »

Sophie Gherardi, journaliste, a fondé en 2012 le site d'information Fait-religieux.com. 
Faker Korchane est professeur de philosophie et journaliste.

 


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1 commentaire:

  1. Bonjour, souhaitez vous faire un échange de liens entre nos sites ?
    http://toutestdanslabible.blogspot.fr/

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