Est-ce l'ampoule qui a copié la lampe à huile ? Ou plutôt l'inverse ? La question ne s'adresse pas à des mouvements écolos, mais aux partis majoritaires au Maroc et en Turquie. L'AKP, le
Parti de la justice et du développement, au pouvoir à Ankara, a été fondé en 2001, et a pris pour emblème une ampoule.
Son homonyme marocain, le Parti de la justice et du développement, qui a pris ce nom-là dès 1998, et domine désormais le Parlement du royaume chérifien, a, lui, choisi comme étendard une lampe à huile...
Baudouin Dupret, directeur du centre Jacques-Berque de Rabat, s'amuse de la situation. «Les Marocains prétendent avoir été les inventeurs du nom et les instigateurs du modèle. Mais, politiquement, ce sont les Turcs qui ont réussi.»
En Tunisie aussi, il y a un Parti de la justice et du développement, fondé par Mohamed Salah Hedri en mars 2011, dont l'orientation politique est, selon ses termes, «islamisme, centre droit», mais il est groupusculaire.
Quant aux Frères musulmans égyptiens, ils ont préféré éviter de créer encore un nouveau Parti de la justice et du développement. Le mouvement politique qu'ils ont formé après la chute de Moubarak, le 11 février dernier, a donc pris comme nom de baptême, Parti de la liberté et de la justice... Une petite variation qui permet de se différencier, tout en lorgnant du côté turc en période de campagne électorale. La référence à l'AKP est, en effet, d'abord une référence à la «success story»d'un parti politique musulman qui enchaîne les victoires aux élections municipales depuis les années 1990 et aux législatives depuis les années 2000…
Du côté d'Ankara, on se verrait bien, aussi, en leader du nouveau monde libre méditerranéen. Le Premier ministre de Turquie, Recep Tayyip Erdogan, a été un des premiers à demander à Hosni Moubarak de quitter le pouvoir, et se trouve aujourd'hui en pointe dans la condamnation de son ancien allié syrien. Un néologisme, celui de «néo-ottomanisme», a même été forgé pour désigner lanouvelle politique de puissance régionale mise en place par l'AKP au pouvoir en Turquie.
Mais l'islam politique tel qu'il se pratique en Turquie peut-il franchir la Méditerranée et atteindre Tunis, Alexandrie voire Gaza ? Tous les partis «musulmans conservateurs», ou «à référentiel islamique», comme s'auto-désigne le PJD au Maroc, affirment que le modèle turc est intéressant. Même le Hamas palestinien ne rejette pas complètement la référence (voir l'article de Pierre Puchot à ce sujet). Du moins si l'on n'y regarde pas de trop près…
Pour Baudouin Dupret, «il y a une influence évidente, dans toute la région, jusqu'au Maroc, de ce modèle démocratique. Même si on peut adresser des reproches à Erdogan sur son autoritarisme, des élections se tiennent périodiquement, il existe une constitution, des juridictions… C'est un bras de levier très puissant, pour dire qu'on peut gérer une démocratie avec une idéologie islamo-conservatrice, qu'on peut être démocrate et croyant, en politique intérieure comme en politique extérieure.»
En septembre dernier, Erdogan a donc entamé une tournée des trois premiers pays arabes s'étant révoltés contre leurs autocrates : Egypte, Tunisie, Libye…
«Deux choses m'ont frappé dans le discours d'Erdogan au Caire,raconte Olivier Roy, professeur à l'Institut universitaire européen de Florence et auteur de
L'Islam mondialisé.
La clarté de son discours d'abord, notamment sur la laïcité. J'aurais pensé que ce serait quelque chose de plus irénique et fraternel. La vivacité de la réaction des Frères musulmans de l'autre. Ils ont clairement dit qu'ils ne voulaient pas de ce modèle-là. C'est un contentieux, pas un malentendu…»
Dominique Avon, professeur à l'Université du Maine et spécialiste d'histoire comparée des religions, a fait le même constat. «Je ne mettrais pas sur le même plan Erdogan, Ennahda et les Frères musulmans. Rached Ghannouchi, quand il est revenu en Tunisie, a parlé de la possibilité de s'inspirer du modèle turc. Mais lorsque Erdogan a fait sa tournée en Tunisie, en affirmant la nécessité de séparer la religion du politique, Ghannouchi s'est senti très mal à l'aise. Les Frères musulmans ou Ennahda disent oui à Erdogan quand il bombe le torse face à Israël, mais, en matière de conception du rapport politique-religion, ils affirment leur différence.»
Jean Marcou, professeur de droit public à l'IEP de Grenoble et spécialiste de la Turquie, s'attendait aussi à ce qu'Erdogan profite de ce voyage pour vendre un islam «soft», compatible avec la démocratie, plutôt que de revendiquer des constitutions laïques. «Mais il a dit que les Etats doivent être laïcs. Il a vraiment dit "laïc", et pas "civil". Comme en plus il semble qu'il y ait eu, en Egypte, une erreur de traduction et qu'on ait traduit laïcité par athéisme, les Frères musulmans ont fait une drôle de tête. Toutefois, la laïcité, en Turquie, n'a pas le sens que nous lui donnons. C'est une forme de relation Etat/religion, dominée par l'idée que le pouvoir politique contrôle la religion majoritaire.»
Un «islam d'Etat»
La laïcité turque est ainsi très différente de la laïcité française. Elle définit le cadre d'un «islam d'Etat», d'une religion nationale, qui dépend du politique. Une subordination de la religion au politique plutôt qu'une séparation des sphères politiques et religieuses. En Turquie, l'islam est ainsi organisé par la puissante Direction des affaires religieuses.
«C'est une vraie bureaucratie qui prolonge une forme d'organisation existant dans l'Empire ottoman, qui a évolué en la matière, très différemment du monde arabe,explique Jean Marcou.
Très vite, l'Empire ottoman n'a pas appliqué directement la loi islamique, mais créé un droit séculier, le kanûn
, ainsi nommé par rapport au droit canon latin, pour empêcher l'envahissement de la loi religieuse dans l'organisation juridique et politique. Celui que nous appelons Soliman le Magnifique s'appelle, en turc, Süleyman Kanûni, parce qu'il a été un sultan qui a particulièrement développé cette forme de législation. Quand Erdogan parle de laïcité, il fait référence à cela. Il avait déjà essayé de vendre ce système au Pakistan ou dans certaines régions de l'ex-URSS. En substance, il leur disait :"On a une solution pour lutter contre l'extrémisme religieux, on contrôle nos imams"
.»
Au Caire, l'Université Al-Azhar, la plus haute autorité de l'islam sunnite, n'était, à l'époque de Moubarak, guère indépendante du pouvoir politique, mais n'avait pas, non plus, de contrôle véritable sur les mosquées. En apportant son soutien, lors de la
«deuxième révolution» égyptienne du mois de novembre, aux revendications des révolutionnaires égyptiens de la place Tahrir, elle a tenté de se repositionner dans le champ d'un islam politique, jusque-là laissé aux Frères musulmans et aux salafistes.
Al Azhar ne pourrait-elle pas alors, à terme, fonctionner comme cette Direction des affaires religieuses en Turquie ? «Mais Al-Azhar est une autorité spirituelle, précise Jean Marcou. En Turquie, la Direction des affaires religieuses constitue le septième budget de l'Etat et n'est pas une autorité spirituelle. Elle organise un islam national. Elle a parfois eu tendance à jouer de la corde spirituelle, par exemple pour répondre au discours de Ratisbonne de Benoît XVI, qui mettait directement en cause l'islam turc. Mais, sinon, c'est d'abord un organisme de contrôle des mosquées, ce que n'est pas Al-Azhar. En Turquie, le sermon du vendredi est le même partout.»
En Egypte, pour mettre fin à la cacophonie sonore, mais aussi freiner les ardeurs des muezzins d'obédience Frères musulmans ou salafistes, un projet d'unification des appels à la prière avait longtemps traîné dans les cartons du ministère des Waqfs (Biens religieux). Appliqué partiellement à la fin de l'année 2010, il n'a pu être complètement mis en œuvre, parce que l'autorité de l'Etat sur les mosquées n'a jamais été aussi ferme qu'en Turquie, même sous l'autocratie de Moubarak, qui préférait souvent jouer une tendance de l'islam contre une autre…
Autre différence majeure d'un bord à l'autre de la Méditerranée, dans le rapport entre Etat et religion : la question des minorités religieuses. L'organisation, à l'échelle nationale turque, de l'expression religieuse, se fonde sur un discours officiel rappelant sans cesse que l'islam y est la religion ultra-majoritaire. Et qu'il existe donc une adéquation quasi complète entre la religion d'Etat et la religion des citoyens. Les minorités – chrétienne, juive ou syriaque – représentent en effet moins de 1% des 84 millions de Turcs.
En Egypte, par contre, les Coptes sont environ 10% de la population. L'organisation de liens sereins entre communautés et l'apaisement des tensions constituent un des principaux défis des nouvelles autorités égyptiennes, comme l'ont montré les heurts réguliers entre Coptes et salafistes ces derniers mois. Toutefois, nuance Jean Marcou, l'islam d'Etat turc doit aussi composer avec des formes d'expressions religieuses minoritaires, à moins de faire l'impasse sur les Alévis. «Ces derniers représentent pourtant plus d'un cinquième de la population. Certes, ils se réclament, entre autres, de l'islam chiite, mais ils ne font pas le ramadan, ils ont leur propre clergé, ils ne vont pas dans les mosquées, ils ont leurs propres lieux de culte et certains ne se disent même pas musulmans…»
Un exemple plus qu'un modèle
Au-delà de cette relation particulière entre l'Etat et la religion dominante, que les Turcs nomment laïcité, le modèle turc de l'islam politique est-il transposable ailleurs, au nom d'un destin commun ? Pour Jean Marcou,
«cela reste difficile. C'est peut-être possible en Tunisie, parce que ce qui compte, c'est surtout l'expérience antérieure de modernisation nationale. Les Egyptiens, sous Mehmet Ali, dans la première partie du XIXe siècle, ont tenté une modernisation, mais c'est resté superficiel. Ce qui me paraît surtout très différent, c'est que le monde arabe, contrairement à la Turquie, est resté longtemps sous domination étrangère et que l'islam est devenu un vecteur de résistance et d'opposition. Si la plupart des nationalistes arabes n'ont pas adhéré au kémalisme, au modèle de société mis en place par Atatürk, c'est parce que ça bloquait sur la place de la religion.»
La rivalité historique entre le monde turc et le monde arabe, notamment entre les deux puissances régionales, démographiques et culturelles, que sont la Turquie et l'Egypte, complique aussi la donne. «L'Egypte a été le premier pays à se débarrasser de la tutelle ottomane, en 1804, et les Egyptiens possèdent une bonne mémoire historique», rappelle Olivier Roy.
Toutefois, si les recettes appliquées sur les bords du Bosphore ne sont pas applicables, telles quelles, ailleurs, la Turquie a permis aux mouvements islamistes de comprendre que leur mouvement ne serait jamais majoritaire sans une inflexion de leur discours et de leur pratique. Pour Olivier Roy, «Rached Ghannouchi a réussi à faire en trois mois ce qu'Erdogan a mis dix ans à faire, à savoir toucher au-delà de l'électorat à proprement parler islamiste qui, pour moi, est de l'ordre de 20%. Ghannouchi a beaucoup discuté avec l'AKP, notamment avec la nouvelle génération aujourd'hui au pouvoir. Il a appliqué l'idée que, pour dépasser les 20% et viser les 40%, ce n'est pas avec l'islam seul qu'on pouvait y arriver. C'est possible d'atteindre les 40%, mais en faisant le pari d'une société certes conservatrice, mais qui a envie de démocratie et de modernité économique, pas en faisant campagne sur une application littérale de la charia.»