LEMONDE.FR | 03.01.11 | 10h43
A l'occasion des difficultés de l'islam en Europe (le dernier exemple étant la question des prières sur la voie publique), on s'aperçoit que le débat n'est déjà plus possible, comme s'il était déjà posé qu'évoquer ces problèmes était le propre de mauvaises gens (de droite, d'extrême-droite, ou apolitiques, etc.) qui en parlent parce que c'est leur symptôme, et qu'en fait il n'y a pas de problème pour les gens sains que nous sommes. Du coup, impossible de lire l'événement, de le décoder.
Un journaliste raconte un meeting de laïcs où on lui dit que des policiers se déguisent en juifs pour arrêter les musulmans qui les agressent ; alors il questionne : "C'est quoi, se déguiser en juif ?", et il obtient la réponse stupide qu'il veut : "Il n'y a qu'à mettre un chapeau et un manteau noir!" Or chacun sait ce qu'est un juif "visible", en banlieue, et déjà dans le XIXe ou le XXe arrondissement : il peut porter ou non une kippa, être grand blond ou petit brun ; il peut se faire attaquer (il peut même se faire "déconseiller" de s'inscrire dans un établissement public car la direction ne peut pas assurer sa sécurité. On n'en dit rien car cela relève déjà d'un silence d'ou d'un renoncement antérieur…). De même pour les prières massives sur la voie publique, puisque c'est l'extrême droite qui en parle, c'est qu'elles relèvent de ses obsessions. Pourtant, des laïcs débonnaires vous diront que si la laïcité protège les gens dans leur religion, elle protège aussi l'espace public contre l'empiétement des religions. C'est en tout cas son travail.
Je sais, par ma pratique, que la pensée est sous-tendue par des affects ; mais de là à ce qu'une pensée ou une idée ou une question soit écartée du fait que des gens que l'on n'aime pas l'ont touchée du doigt, et l'ont pour ainsi dire contaminée, il y a de quoi s'inquiéter. Ou de quoi se demander quelle grosse culpabilité est en jeu (car c'est souvent cela qui impose le tabou là où il y aurait de quoi penser et inventer). Et ce tabou devient risible tant on en parle. Ainsi, certains disent que dans l'islam les femmes et les homos sont maltraités ; "Mais nous, est-ce qu'on les traite mieux ? Franchement ? Non ? Alors…" Alors, il n'y a plus de problème. Ou encore, d'aucuns disent : l'islam n'a pas fait la séparation entre pouvoir politique et religion ; "Et nous ? Depuis quand l'avons-nous faite ? Depuis quelques siècles ? C'est quoi, quelques siècles ?…" Pas grand chose… Allez, encore un problème en moins. On "se remet en question" devant l'homme démuni supposé inférieur ; le tout dopé par la culpabilité de la Shoah (où expulser de gens, c'est comme les déporter, les envoyer à Auschwitz). Tout ce paquet de culpabilité, qui est surtout le fait des élites, est vécu à l'occasion de l'islam, ou consommé sur son dos., on brandit les extrémistes et cela supprime les problèmes que l'on a avec l'autre. Ce qu'on y gagne est douteux, mais qu'est-ce qu'on paie ? Quelle culpabilité ? Celle du colonialisme ? Très peu en ont profité ; outre que c'est un peu loin ; est-ce la vindicte envers ses parents qui n'ont pas été "bien" ? C'est peut-être plus profond. Il y a la culpabilité "humaniste", celle de l'européen qui est sûr d'être supérieur et qui "trouve ça profondément injuste" ; doublée d'une culpabilité "chrétienne".
CULPABILITÉ ET REFOULEMENT
Or cela se complique parce qu'en face, il y a aussi un paquet de culpabilité, plus refoulée, mais que les "jeunes", inconscients comme ils sont, expriment ou passent à l'acte. Il y a une souffrance chez ces jeunes beurs violents qui ignorent que par leur acte ils paient une dette à leur tradition ancestrale que leurs parents ont mise de côté par impuissance, et qu'ils font vivre, eux, par des "mini-jihads maison", en agissant ce qu'ils entendent ou qu'ils décodent dans leur famille comme discours sur les "juifs" et les "chrétiens", dans le fil de cette tradition non-relookée. Parfois, les parents eux-mêmes souffrent de prolonger, par routine, ce qui dans leur tradition est assez hostile aux autres, comme s'ils honoraient là une dette inquestionnable. La réalité les invite à la questionner, et c'est très difficile. Ils savent comme tout un chacun, plus ou moins consciemment, que les livres fondateurs fonctionnent aussi comme des textes identitaires, au-delà ou en marge de toute croyance religieuse. Et là, tout se passe comme si beaucoup de musulmans appréhendaient que leur livre fondateur fût le seul à fustiger des peuples vivants et actuels, notamment les chrétiens et les juifs ; comme s'ils savaient que les autres savaient, que ça ne devait pas se dire mais que chacun n'en pense pas moins, et gamberge d'autant plus fort qu'il n'y a jamais eu de mots là-dessus, ni d'explication (Des responsables musulmans, même sans être interpellés se défendent en arguant que "La Bible aussi est très violente ! " C'est vrai, elle est violente, surtout envers les siens, mais elle ne fustige aucun des peuples actuels, et pour cause, elle les précède). En tout cas, il s'ensuit chez eux une culpabilité, dont le refoulement est cher payé dans les faits, et ne peut que craquer un jour ou l'autre.
On a donc deux culpabilités face à face, avec interdit de parler. Comme blocage, on ne fait pas mieux. D'où ces effets aberrants : on nous prévient qu'en parler risque de faire le jeu de ceux-ci, surtout si ceux-là s'en mêlent. Pour plus de sûreté, il ne faut faire le jeu de personne ; et l'on se retrouve à jouer tout seul, sous le regard narquois du réel.
Or si ce qui touche à l'islam devient tabou, ce sont surtout les musulmans qui en souffrent, du côté du convivial, de l'être-avec. Souffrance de dire son nom au téléphone pour une recherche d'emploi, et d'entendre le silence de l'autre, même s'il est de bonne foi il ne veut pas de "problème" ; et l'emploi est déjà pris. Celle de voir que ceux-là même qui dénoncent l'islamophobie, c'est-à-dire la peur de l'islam, la provoquent soigneusement, par des menaces ou des violences. Celle de se sentir pris en otage par les fondamentalistes, alors que ce qu'on veut c'est vivre avec les autres, tous les autres, sans devoir rendre compte des actes extrémistes, qu'on désavoue mais qu'on ne peut pas dénoncer sans être pris pour un traître et menacé à son tour. On doit donc ravaler son silence, qui rejoint l'autre Silence, dans la même amertume.
Tout doit rester dans le non-dit ; et c'est cette exigence (perçue comme de santé mentale) qui a poussé nos élites zélées à poser et imposer que quiconque "touche" à l'islam est un "facho" ; la preuve c'est que les fachos sont très enclins à y toucher… Mais le refoulement n'empêche pas l'inconscient de "travailler". Prenez l'exemple des minarets, pourquoi feraient-ils question ? Il faut bien des lieux de culte. Or tout se passe comme si ça se savait, sans que ce soit dit, qu'en terre d'islam il était interdit depuis toujours d'élever un bâtiment qui ne soit pas au-dessous des bâtiments musulmans, a fortiori moins haut que les mosquées. Est-ce cette trace dans l'inconscient qui fait que beaucoup, en toute bonne foi, ne veulent pas de minaret, mais admettent sans problème qu'il y ait des lieux de culte musulmans et que ceux-ci se cotisent pour louer de grands espaces (gymnases, etc.) pour les prières en attendant de construire ? En somme, faut-il attendre que des provocateurs soulèvent les problèmes pour enfin… ne pas les aborder ? Pendant ce temps, l'effort du refoulement alimente la souffrance des principaux intéressés, des femmes, des gays, des juifs, des musulmans, qui veulent seulement "vivre avec" et ne se sentent coupables de rien ; tout juste redevables et désireux d'une certaine mise au point, très simple, que des gribouilles en tout genre veulent coûte que coûte empêcher. On ne peut pas changer les textes, mais on peut transformer le rapport qu'on a avec ; tout comme on ne change pas son passé mais le regard qu'on a sur lui.
Daniel Sibony a publié le roman Marrakech, le départ (Odile Jacob, 2009) et Les sens du rire et de l'humour (Odile Jacob, 2010).
Daniel Sibony, psychanalyste et écrivain
vendredi 7 janvier 2011
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