Vente de badges anti-islamistes à Berlin, en septembre 2011, lors d'une manifestation du parti Die Freiheit (" Freedom "). ADAM BERRY/GETTY IMAGES Nous sommes sur le plateau de France 2, le 22 avril, au soir du premier tour de la présidentielle. Les résultats tombent. Les Français ont crédité Marine Le Pen de 17,9 %. Exalté, le porte-parole du Front national, Gilbert Collard, annonce la couleur : " On est la nouvelle droite ! C'est vrai que Nicolas Sarkozy, ça paraît bien fini. " Justifié dans ses prises de position par la surenchère du président sortant sur l'immigration et l'islam, réunissant 6,4 millions de voix, le FN se pose en parti d'alternance. Il se prépare à affronter l'UMP en multipliant les triangulaires aux législatives. Il en a les forces. Marine Le Pen est arrivée première ou deuxième dans 116 circonscriptions sur 577, dépassant les 25 % dans 59 d'entre elles. Ce succès de l'extrême droite, sa conversion en une " droite nationale " rejetant, au moins en paroles, " les formes de xénophobie, de racisme et d'antisémitisme ", tout en faisant de la lutte contre l'immigration musulmane son cheval de bataille, fait écho à la percée dans toute l'Europe de formations politiques similaires. Citons le Parti du peuple danois, le Parti pour la liberté néerlandais, le FPÖ et le BZÖ autrichiens, les Vrais Finlandais, le Parti du progrès norvégien, le flamand Vlaams Belang, Droit et Justice en Pologne, Ataka en Bulgarie, la Ligue du Nord en Italie, les Démocrates en Suède, l'Union démocratique du centre (UDC) en Suisse. Tous ces partis dépassent aujourd'hui les 5 % des suffrages, quand ils n'atteignent pas 25 %. Selon le spécialiste de l'extrême droite Jean-Yves Camus, ces formations incarnent l'émergence d'une " nouvelle droite radicalisée ". Leurs programmes oscillent entre deux philosophies très différentes qui s'opposent sur l'économie et les moeurs. Certains, comme le FN, prônent un " nationalisme social ",explique Dominique Reynié, de la Fondation pour l'innovation politique. Ils sont eurosceptiques, contre la monnaie unique, ils critiquent la mondialisation, s'en prennent au capital, disent défendre les sans-grade. D'autres, comme le Parti pour la liberté de Geert Wilders, aux Pays-Bas, défendent un " libéral populisme ", constate Jean-Yves Camus. Ils défendent l'Europe, le libéralisme, la laïcité et la liberté des moeurs. Tous ces partis, cependant, comme le constate le politologue autrichien Anton Pelinka, se retrouvent sur un point : une critique virulente de l'islam et du multiculturalisme. Ils " jouent démagogiquement la carte qui consiste à dénoncer l'immigration musulmane pour rallier les perdants de la mondialisation ". Le plus radical est Geert Wilders (16 % des voix aux législatives de 2010, aux Pays-Bas) qui considère l'islam non comme une religion mais comme " une idéologie fasciste ", homophobe, profondément sexiste. Dans son filmFitna (" Discorde " en arabe), il compare le Coran à Mein Kampf - ce qui lui a valu d'être interdit de séjour au Royaume-Uni - et appelle les musulmans d'Europe à abjurer leur foi. Il préconise l'arrêt de toute immigration ainsi que l'expulsion des Pays-Bas de tout musulman coupable de délit. Un des textes de Geert Wilders circule sur " Paroles de France - Le Forum des patriotes avec Marine Le Pen " (où il est par ailleurs traité de " sioniste de merde "). On y lit sa description des banlieues : " C'est le monde des têtes couvertes d'un foulard, où souvent les femmes circulent couvertes d'un semblant de tente, avec une poussette de bébé et une traînée d'enfants. Leurs maris, ou propriétaires d'esclaves, si vous préférez, marchent trois pas devant elles. C'est un monde avec des mosquées à tous les coins de rue. Les boutiques ont des enseignes que vous ne pouvez pas lire et vous aurez du mal à y trouver des traces d'activité économique. Ce sont des ghettos musulmans contrôlés par des fanatiques religieux. " En Norvège, Carl Hagen, dirigeant du Parti du progrès (FrP), déclarait en 2005 : " L es musulmans ont, de la même manière qu'Hitler, depuis longtemps dit les choses clairement. Sur le long terme, leur but est d'islamiser le monde. (...) Ils sont maintenant en Europe. " En Suisse, qui compte 4 % de musulmans, Oscar Freysinger, de l'UDC, a dénoncé " l'islamisation rapide du pays " et lancé avec succès le mouvement antiminaret. Aux journées d'été du FN, en 2011, Marine Le Pen a déclaré que " l'arrivée massive, en un temps très bref, vingt ou trente ans, de femmes et d'hommes ayant pour une très grande majorité une culture très différente de la nôtre rend toute assimilation inopérante, voire impossible ". Elle prône l'arrêt de toute immigration du Sud, mais aussi " l'inversion des flux migratoires ". Ce qui fait dire à Jean-Yves Camus : " Parler d'inversion, c'est appeler à expulser des Français d'origine immigrée. Il faut qu'ils soient clairs ! C'est une logique d'affrontement entre bons et mauvais Français. " Plusieurs intellectuels, dans des ouvrages, des conférences ou sur Internet, portent ce mouvement anti-islam radical. Celui qui ouvre la voie, en 1996, est le politologue américain Samuel Huntington, avec son livre Le Choc des civilisations, paru en français en 1997 (Odile Jacob), dans lequel il présente la culture islamique comme un ensemble unifié, n'évoluant pas, répugnant à s'ouvrir aux influences extérieures. A la suite d'Huntington, plusieurs essais décrivent une opposition frontale entre l'Occident et le monde arabo-musulman. La plupart parlent d'une bataille de valeurs et de l'intelligence, où l'islam incarne l'intolérance et un passé rétrograde face à un Occident démocratique. Certains mettent l'accent sur le fait que l'islam menace l'Europe. En 2006, l'essayiste britannique Bat Ye'or prévient dans Eurabia. L'axe euro-arabe (Jean-Cyrille Godefroy) que l'Union européenne sera bientôt absorbée par un monde arabe expansionniste du fait d'une immigration arabe massive voulue par l'élite multiculturelle. On retrouve cette description d'un islam conquérant, autoritaire, envahissant l'Europe, chez de nombreux essayistes : Daniel Pipes, Ayaan Hirsi Ali, Melanie Phillips, Mark Steyn, Bernard Lewis, Bruce Bawer ou Robert Spencer, directeur du site Jihad Watch. La féministe italienne Oriana Fallaci, auteur de La Rage et l'Orgueil (Plon, 2002), déclare en 2006 au journal Corriere della Sera : " Cela fait quatre ans que je parle du nazisme islamique, de la guerre à l'Occident, du culte de la mort, du suicide de l'Europe. Une Europe qui n'est plus l'Europe mais l'Eurabia, qui, avec sa mollesse, son inertie, sa cécité et son asservissement à l'ennemi, est en train de creuser sa propre tombe. " Toute cette pensée a été digérée par Anders Breivik, qui a affirmé vouloir prévenir le monde de cette arrivée imminente de l'" Eurabie " en commettant ses attentats, en 2011, qui ont fait 77 morts et 151 blessés. L'ouvrage le plus synthétique sur la dangerosité de l'islam reste l'enquête du journaliste américain Christopher Caldwell, Une révolution sous nos yeux. Comment l'islam va transformer la France et l'Europe (Toucan, 2011). C'est devenu la bible de la nouvelle droite. Que dit-il ? Les musulmans envahissent l'Europe grâce à leur natalité galopante alors que les naissances des Européens s'effondrent à " 1,3 enfant par femme ". Il prédit que l'Italie va perdre, d'ici à 2050, la moitié de sa population autochtone. Que 17 % à 20 % des Pays-Bas seront musulmans. Que " les étrangers " représenteront entre 20 % et 32 % de la population européenne. Nombre d'études, réalisées dans des pays différents, contestent ces chiffres. Celle du Pew Research Center, un think tank américain, établit à 6 % le nombre de personnes supposées musulmanes (de par leurs parents) dans l'Europe de 2010, soit 44,1 millions. Les projections montent à 8 % en 2030. Le rapport précise que toutes les prédictions d'une Europe à majorité musulmane (" Eurabie ") sont sans fondement. Dans Le Rendez-Vous des civilisations (Seuil, 2007), les démographes Youssef Courbage et Emmanuel Todd montrent que la fécondité des pays musulmans chute partout. En Algérie, en 2005, les femmes se marient à 28 ans, et ont en moyenne 2,4 enfants. Au Maroc, 2,2 enfants. En Tunisie, 2,1 enfants, comme en France. La natalité des musulmanes européennes recule aussi - 2,9 enfants par Marocaine aux Pays-Bas, 1,9 pour les Turques - et finit par rejoindre celle des Européennes. Une enquête du journal britannique Financial Times conclut : " L'islamisation, et a fortiori la charia, n'est pas une perspective envisageable grâce à une poussée démographique. " Les spécialistes de l'Institut national d'études démographiques (INED) arrivent à la même conclusion pour la France : en 2010, 2,1 millions de personnes se sont déclarées musulmanes pratiquantes en France - pour 63 millions d'habitants. Une autre raison expliquerait la montée d'un sentiment anti-islam en Europe : la contamination des musulmans par l'extrémisme islamiste et le salafisme djihadiste. C'est la conviction de Christopher Caldwell, qui cite notamment la France. Et qui ne manquera pas de faire référence à Mohamed Merah, l'assassin de Toulouse et de Montauban, qui se disait " salafiste ". Mohamed Merah, il est vrai, a été en partie formé dans des camps, en Afghanistan. Mais il apparaît isolé. Bernard Squarcini, patron de la Direction centrale du renseignement intérieur (DCRI), a émis des doutes sur l'existence d'un réseau salafiste français violent. Son passage à l'acte, dit-il, relèverait " davantage d'un problème médical et de fanatisme que d'un parcours djihadiste ". Il serait plutôt " un loup solitaire ". Le sociologue Samir Amghar, de l'Ecole des hautes études en sciences sociales, cite les renseignements généraux dans son livre Le Salafisme d'aujourd'hui (Michalon, 2011) : les salafistes seraient entre 12 000 et 15 000 en France, dont 95 % de " piétistes ", c'est-à-dire apolitiques, légalistes, partisans d'une foi rigoureuse, de l'abattage halal strict et du port du hidjab (le voile traditionnel, qui n'est pas la burqa). Quant aux salafistes révolutionnaires, ils seraient ultraminoritaires et très surveillés. " C'est aujourd'hui une sorte d'anachronisme historique de voir un individu se réclamer du djihad ", explique Samir Amghar. Reste qu'un seul assassinat, même condamné par les musulmans français, qui vient s'ajouter à toutes ces informations qui nous parviennent sur la place prise par l'intégrisme dans les pays du " printemps arabe ", permet à l'extrême droite d'entretenir un sentiment de peur et d'attirer une partie de l'opinion - Marine Le Pen était à 13 % dans plusieurs sondages avant l'affaire Merah. Elle a déclaré aussitôt après, le 25 mars, à Nantes : " Ce qui s'est passé n'est pas l'affaire de la folie d'un homme ; ce qui s'est passé est le début de l'avancée du fascisme vert dans notre pays. " Pour le politologue Olivier Roy, spécialiste de l'islam, les deux discours extrémistes - l'anti-islamiste (Anders Breivik) et le djihadiste (Mohamed Merah) -, tous deux partisans d'un clash des civilisations, se répondent et s'amalgament en une " prophétie autoréalisatrice ". Une logique de guerre, à laquelle l'opinion n'est pas insensible. Beaucoup d'intellectuels issus de l'immigration sont choqués par cette logique, réductrice mais efficace, développée par Christopher Caldwell et reprise par les nouvelles droites européennes, qui vise à opposer un bloc identitaire musulman et un bloc chrétien. Une logique, aussi, qui considère tous les immigrés, leurs enfants, les nouvelles générations, quels que soient leur milieu social et leur manière de vivre, comme de potentiels " islamistes " actifs. L'anthropologue des religions Malek Chebel, né en Algérie, auteur d'un Manifeste pour un islam des Lumières (Hachette, 2004), s'en inquiète : " Caldwell et Marine Le Pen passent sous silence les milliers de musulmans éduqués, les cadres, les médecins, les ingénieurs, les militants politiques et syndicaux, les étudiants, la "beurgeoisie". " Il voit dans cet acharnement une résurgence de la colonisation, le retour de conceptions racistes déguisées sous un habillage culturel. Car dans le concert européen, la France tient une position particulière : en raison de la guerre d'Algérie, l'Arabe n'est pas dans l'Hexagone un étranger comme les autres, mais porteur de phobies plus ou moins conscientes. Malek Chebel considère également cette islamophobie comme d'un autre temps, incapable de penser la pluralité des musulmans des années 2010. " La plupart des pays musulmans de la zone asiatique, les plus peuplés, vivent un islam apaisé, affirme-t-il.S'il y a en Orient ou au Pakistan des groupements de talibans anachroniques, je ne vois pas une planète musulmane à feu et à sang. Je vois aussi partout des exemples concordants d'une modernisation. Partout, la jeunesse proteste, clame son impatience de voir les structures fossiles bouger ; plus aucun despote ne peut conduire son peuple sans être contesté, plus aucun démagogue religieux ne peut se prévaloir de son lien unique à Dieu quand tout le monde "tweette" et "skype". " Consultons par exemple Salamnews (" La Paix "), le nouveau site des jeunes musulmans français modernistes. Leur ligne éditoriale : " Rester fidèle aux principes laïques et républicains de la France tout en étant ouvert aux réalités multiculturelles. " Leurs pages " beauté ", présentant les stars françaises d'origine africaine, vaut le détour. Selon eux, la confrontation des traditions musulmanes et de la modernité européenne secoue les nouvelles générations. Ces voix, qui veulent mettre en avant un islam ouvert, sont face à une difficulté : comment imposer dans l'opinion ce que vivent une immense majorité de musulmans, plutôt qu'une extrême minorité ? On a un bon exemple de ce casse-tête avec deux films récents montrant le basculement de musulmans vers l'action violente, en France et au Maroc : La Désintégration (2011), de Philippe Faucon, sorti en salles en février, et Les Chevaux de Dieu, de Nabil Ayouch, qui vient d'être présenté au Festival de Cannes. Ces deux films racontent, à leur façon, comment de jeunes musulmans, en butte au chômage, au racisme et à la pauvreté, plongent dans l'action violente salafiste. Des cas rarissimes, que l'extrême droite pourrait récupérer. Aussi, la rédactrice en chef du site Salamnews, lors d'un débat à Sciences Po, a critiqué La Désintégration, avec cet argument : " Il y a des milliers de jeunes musulmans français qui se voient refuser des stages, mais ils ne commettent pas des attentats ! " La dénonciation virulente de l'islam et le succès des partis d'extrême droite doivent enfin beaucoup à une réalité dérangeante : la difficile cohabitation entre immigrés et Français dans les quartiers pauvres et les cités. Pour l'expliquer, les responsables politiques de gauche et de droite évoquent avec raison l'urbanisme dégradé et la désocialisation. L'extrême droite, elle, met surtout en avant une promiscuité non désirée, les gestes d'incivilité, les modes de vie différents, le port du hidjab, les agressions verbales, le rejet culturel. Et elle fait mouche. L'équipe du sociologue Pierre Bourdieu a constaté les difficultés de la cohabitation dans sa grande enquête sur La Misère du monde (Seuil, 1993), où nombre des témoignages de Français expriment la sensation d'être exilé chez soi. Ecoutons Mme Meunier parler de ses voisins arabes : " Ça va et ça vient et ça n'arrête pas. C'est toujours une marmaille de gosses. Ça braille, ça pleure. (...) Même les voitures, quand elles passent, c'est dangereux. C'est dangereux pour tout le monde. (...) Mais quand on leur dit, ça leur plaît pas. Ils ne sont pas contents. Ils crient que c'est du racisme. (...) Ce ne sont pas les parents les pires. Ce sont les jeunes, leurs enfants. Eux peuvent tout se permettre ; ils sont grossiers, ils sont haineux, leur regard est méchant. (...) Ils me foutent la trouille. " Pendant ce temps, sur un autre palier, une jeune femme arabe se plaint de l'arrogance de sa voisine : " Elle trouve tout à fait normal de lâcher son chien dans le jardin. Le jardin est à elle, me dit-elle. C'est sa manière de me dire : "La France, elle est à moi" ; c'est sa France. Nous, les Arabes, nous ne sommes pas de cette France. Elle ne nous appartient pas. " Dans Les Immigrés de la République (Seuil, 2010), Philippe d'Iribarne, spécialiste des relations interculturelles, citant la phrase fameuse de Jacques Chirac sur " les bruits et les odeurs ", rappelle combien les émanations des cuisines inconnues, les radios, les manières de parler participent de " l'univers familier " ; et combien celui-ci peut devenir invivable quand personne ne fait d'efforts. De nombreuses études racontent la difficulté à vivre ensemble de gens venant d'univers éloignés, ne partageant pas les mêmes habitus, la même religion, parfois la même langue. La façon dont les femmes et les homosexuels sont traités par certains musulmans - l'homophobie gagne en banlieue - est également exploitée par l'extrême droite. Bien sûr, là encore, il existe des contre-exemples, nombre d'expériences de cohabitation qui se passent bien grâce à l'action d'associations, de comités de quartier, de mairies actives. Mais on le sait moins. Le sociologue américain Edward T. Hall (1914-2009) était le grand spécialiste de la " proxémique " : l'étude des variations des distances sociales et du sentiment d'univers privé dans les différentes cultures. Dans La Dimension cachée (Seuil, 1984), il faisait la comparaison entre la distance physique qu'instaurent deux Anglais à l'arrêt de bus avec l'inéluctable bousculade du Caire. Il était persuadé que l'entassement humain dans les cités, sans considération culturelle et ethnique, sans sentiment de sécurité pour chacun, était pathologique. Il bataillait pour que les architectes travaillent avec des psychologues et des ethnologues, s'intéressent aux conflits interculturels, pour éviter le chaos relationnel dans les cités. Pour lui, la politique de la ville et l'urbanisme social sont décisifs. En 2007, Fadela Amara annonçait un " plan des banlieues ". Elle posait de bonnes questions : où loger les nouveaux immigrés, quels " lieux de vie " pour les jeunes, comment faciliter l'insertion d'entreprises en banlieue... Ce plan a fait long feu. En avril, à Vaulx-en-Velin (Rhône), François Hollande a appelé à " moins d'incantation " et à " faire davantage en matière d'éducation, de services publics, de logement et d'emploi dans les quartiers populaires ". C'est un peu court au regard de l'affrontement annoncé par une nouvelle droite décidée à en découdre avec l'islam. Allez voir " Les 4 vérités ", le blog de Rémi Carillon, candidat FN dans les Hauts-de-Seine. On y trouve cet appel : " Contre l'islam, la méthode forte. " C'est-à-dire ? " L'objectif sera de démontrer que le "vivre ensemble", sous-entendu "avec la charia", est une utopie vouée à l'échec. La seconde étape sera de demander aux Français de choisir, par référendum, entre deux solutions, toutes deux radicales et opposées : 1) La France cède à l'islam (adaptation systématique de notre loi à la charia), en échange d'une paix durable. 2) L'islam cède à la France (expulsion pure et simple des musulmans de France vers leurs pays d'origine), quitte à provoquer une guerre civile. " Frédéric Joignot © Le Monde |
Ont voté. Ont élu. Ont été, pour beaucoup d'entre eux, de cette majorité qui a porté François Hollande à la présidence de la République, le 6 mai. Et les voilà dans cet entre-deux singulier, où l'ancien pouvoir n'est plus et où le nouveau n'est pas encore. Dans ce temps suspendu où, d'acteurs, ils sont redevenus spectateurs. Les harangues se sont tues. Les sondages sont provisoirement au repos. Les regards se portent ailleurs.
C'est ce moment d'attente que l'on a cherché à saisir, en demandant à quelques Français ce qu'ils espèrent de ce changement. Ils sont enseignants, magistrats, policiers, médecins, chercheurs, éducateurs, inspecteurs du travail ou responsables d'association. Ils ont des espoirs, bien sûr, mais ils sont d'abord sûrs de ce dont ils ne veulent plus.
Au commencement est le soulagement. "Presque une libération", affirme Lionel Laboudigue, 40 ans, l'un de ces enseignants Rased - acronyme de Réseaux d'aides spécialisées aux élèves en difficulté -, auquel l'académie avait annoncé en mars que sa mission à Tours ne serait pas reconduite à la rentrée.
Ces postes sont dans le collimateur de l'Etat depuis qu'en 2008 Xavier Darcos, alors ministre de l'éducation, a décidé de les remplacer par une aide personnalisée, effectuée en dehors du temps scolaire, par les enseignants déjà chargés de classe. Environ 2 500 des 15 000 postes Rased ont été supprimés entre 2008 et 2011. Et 2 500 doivent l'être à la rentrée 2012.
Celui qu'occupe Lydie Moralès, 53 ans, dans les Hauts-de-Seine, est du nombre. "En trente-cinq ans de carrière, c'est la première fois que j'ignore où je ferai ma rentrée", dit-elle. Avec l'alternance, elle a "repris espoir". Du quinquennat qui vient de s'écouler, elle garde le sentiment d'une profonde"déstabilisation". "C'est difficile de faire comme si de rien n'était, quand le sens même de votre mission est remis en question, que l'on maltraite vos compétences."
"ENSEIGNANT EST QUASIMENT DEVENU UN GROS MOT"
Lionel Laboudigue, spécialisé Rased depuis un an, avait lui aussi le sentiment d'avoir "trouvé sa voie", après quinze ans de carrière dans l'école publique. "On est la soupape qui fait diminuer la pression entre ces enfants et leurs appréhensions face à l'école. Sans cette soupape, le risque d'imploser devient énorme. Que deviendront-ils si on arrête de les aider ? On peut imaginer qu'ils seront éjectés du système scolaire à un moment ou à un autre."
Pour lui, les années Sarkozy ont surtout porté atteinte au métier d'enseignant. "'Enseignant' est quasiment devenu un gros mot. Le gouvernement n'a cessé de nous décrire comme des feignants ou des fonctionnaires arc-boutés sur leurs acquis."
Du futur gouvernement socialiste, Lionel Laboudigue espère simplement qu'il impulsera une"nouvelle politique éducative". "Les déclarations sont prometteuses,indique-t-il. On sent une volonté de recréer le dialogue, de mettre fin à ces programmes inadaptés, de réfléchir sur les rythmes scolaires... Bref, de reconstruire de manière cohérente, sans dresser les gens les uns contre les autres."
Le quinquennat de M. Sarkozy a indirectement "réveillé le sens de l'engagement" chez Lydie Moralès, au sein de la Fédération nationale des rééducateurs de l'éducation nationale. "Ce n'est pas vraiment dans ma nature d'être sur le devant de la scène, mais la négation de notre mission m'a donné l'envie, le courage de me battre pour sa réhabilitation."
Une réhabilitation en cours, elle n'en doute pas. "Quand, lors du débat télévisé de l'entre-deux tours, François Hollande a lâché le mot 'Rased', j'ai vraiment eu le sentiment qu'il nous avait entendus. Une relégitimation. Et s'il se mettait, aujourd'hui, à freiner... on l'aiderait à desserrer le frein !"
"DES RÉFORMES, OUI, MAIS PAS AVEC CETTE BRUTALITÉ"
Du quinquennat écoulé, Xavier Marie, professeur des universités en génie physique à l'INSA de Toulouse et directeur d'un laboratoire d'excellence, retient d'abord une phrase. Celle prononcée en 2009 par le président de la République sur « ces chercheurs qui ne trouvent rien, qui ne sont pas évalués et refusent de l'être, et qui viennent dans leurs labos parce que c'est chauffé".
Au-delà de ces attaques, il a le sentiment d'appartenir à un corps, celui des enseignants-chercheurs, qui a été beaucoup "chahuté" ces dernières années. "Des réformes, il fallait en faire, c'est sûr, mais pas avec cette brutalité, observe Xavier Marie. Elles ont été lancées sans concertation, ce qui a crispé la communauté."
"Etre apprécié ou non par le président de la République m'importe peu, souligne pour sa part Hippolyte d'Albis, professeur d'économie à Paris-I et à l'Ecole d'économie de Paris. L'essentiel pour moi est de s'attaquer au chômage des jeunes." Xavier Marie forme le même voeu pour les cinq ans à venir : "Qu'on en finisse avec notre obsession du classement de Shanghaï [des meilleures universités dans le monde], le meilleur classement sera celui sur l'insertion professionnelle des doctorants !"
"LE TRAVAIL, CE N'EST PAS QU'UNE VALEUR MONÉTAIRE"
Si elle n'attend "pas de miracle", Alice Polomeni, psychologue clinicienne à l'Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP), veut croire que "le changement est possible". "Je ne nie pas la réalité des déficits, mais la gauche porte d'autres valeurs. J'attends par exemple une revalorisation du travail des soignants qui passerait par une reconnaissance de la difficulté de ce qu'ils font, eux qui sont si souvent confrontés à la mort. Le travail, cela n'a pas qu'une valeur monétaire, rien que faire passer cela, cela peut réparer quelque chose."
Avec la réorganisation de l'AP-HP ces dernières années, Alice Polomeni a surtout le sentiment que les médecins, les soignants, les agents, sont devenus des"pions". Un mot que l'on retrouve chez Patricia Bastien, infirmière depuis vingt-huit ans et syndiquée SUD, qui travaille aux consultations de chirurgie thoracique à l'hôpital Tenon, à Paris. Pour la période qui s'ouvre, elle a une priorité : "Que l'on stoppe la machine à restructurer, que l'on se pose et que l'on réfléchisse."
"RESPECTER LA JUSTICE DANS SA COMPLEXITÉ"
Marie (comme d'autres, elle requiert l'anonymat) est âgée de 31 ans, elle est juge des enfants en région parisienne, après trois ans passés au parquet des mineurs."Ce qui a été instillé et validé au plus haut niveau de l'Etat, c'est que les juges défont d'un côté ce que les policiers font de l'autre",observe-t-elle.
Une défiance qui, selon elle, a créé"une attitude défensive des magistrats et un corporatisme en retour. Nous nous sommes repliés." Dans cette « tension entretenue", Marie voit surtout le risque d'une atteinte profonde au"respect du contradictoire, qui est le fondement même de l'acte de juger. On a essayé de dévaloriser cette synthèse et on a alimenté les incompréhensions".
De l'alternance, cette jeune magistrate attend "des moyens, bien sûr, sans lesquels il n'y a pas d'efficacité, mais surtout, la restitution et le respect de la justice dans sa complexité".
Un sentiment éprouvé par Sylvie, 57 ans, juge à la cour d'appel dans la région Languedoc-Roussillon."Nicolas Sarkozy a dirigé en opposant, en montant le peuple contre les juges. J'ai eu le sentiment, ces dernières années, de ne pas remplir pleinement ma mission, qui est d'assurer la paix sociale."
Michel, lui, a vécu ces années "de l'autre côté". Agé de 30 ans, ce policier appartient à l'une des brigades spéciales de terrain mises en place dans les quartiers sensibles durant le quinquennat qui s'achève. "Quand Nicolas Sarkozy a été nommé ministre de l'intérieur en 2002, ce fut un peu nos "Trente Glorieuses" à nous, dans la police : plus de moyens financiers, le rafraîchissement des locaux, de nouveaux véhicules", assure-t-il.
Ses collègues du commissariat lui ont maintes fois raconté ce temps béni où "ils se sont sentis valorisés comme jamais auparavant !". Puis M. Sarkozy est devenu président de la République. "Et tout s'est dégradé. Je ne connais pas un collègue qui ait voté pour lui cette fois", lâche-t-il.
Il garde encore en mémoire le discours de l'ancien président à Grenoble, à l'été 2010. "Quand je l'ai entendu dire qu'on ne devait plus délaisser aucune cage d'escalier dans les cités pour lutter contre les trafics, j'ai souri : on l'a toujours fait, c'est la base de notre métier !", tranche le policier.
"Seulement, nous n'avions pas à en rendre compte particulièrement dans nos rapports. Et moins d'une semaine après, on nous a demandé de noter chaque visite de halls. On a en quelque sorte inventé cette nouvelle statistique à ce moment-là. Et on a fini par s'y habituer. Chaque fois qu'il y avait un grand discours politique après un fait divers, on savait qu'on allait encore devoir modifier nos procédures", raconte-t-il.
Même chose quand, en 2011, le nouveau ministre de l'intérieur, Claude Guéant, a demandé davantage de policiers sur le terrain. "On a juste modifié une codification pour qu'une plus grande partie de nos actions soient comptabilisées comme 'patrouiller sur la voie publique'. Mais pour les habitants du quartier, cela n'a rien changé !"
"NOUS, POLICIERS, SOMMES UN GADGET ÉLECTORAL"
La politique du chiffre généralisée sous le dernier quinquennat est sans doute ce qu'il considère comme le plus néfaste. "Que d'heures perdues à faire de la paperasse !", peste-t-il. Ce qui le motive, "ce sont les gens qui vivent dans ces cages d'escaliers squattées et dont je voudrais que le quotidien s'améliore. Or, ces dernières années, des multiples ajustements que j'ai vécus dans mon métier, aucun n'a été fait dans l'intérêt réel de la population".
Déçu par Nicolas Sarkozy, Michel n'attend pourtant pas davantage de François Hollande. "Nous sommes un gadget électoral. La droite et la gauche se servent de la police pour imprimer leur marque : maintien de l'ordre pour les uns, contact avec la population pour les autres. J'espère que le futur ministre trouvera un entre-deux. Mais je doute qu'il rompe totalement avec la politique du chiffre." Il ajoute, dans une ironie douce, qui masque beaucoup de désillusions : "Je ne donne que quelques mois au nouveau ministre pour nous faire encore changer de tenue et de nom."
La "politique du chiffre", Patrice Berthreu la connaît bien, lui aussi. Cet inspecteur du travail, âgé de 36 ans, sillonne depuis dix ans, hier l'Oise, aujourd'hui la ville de Saint-Denis (Seine-Saint-Denis) pour visiter les entreprises. "Quand j'ai démarré dans ce métier, notre hiérarchie nous demandait quels étaient les dossiers prioritaires, et nous fixait des objectifs. Aujourd'hui, c'est le national qui décide par circulaire. Un jour, on nous balance une circulaire sur les risques routiers parce que les statistiques d'accidents de la route sont mauvaises, et ordre nous est donné de nous mobiliser. Le risque de cette politique du chiffre, c'est de nous faire procéder à des visites de courtoisie, à des contrôles superficiels. Cela fait un bâton de plus dans la colonne des contrôles, mais on a loupé l'essentiel, la précarité, les intérimaires, les heures supplémentaires non payées."
"L'ETAT ME SEMBLE LOIN"
Hamou Aguini est une figure d'Argenteuil (Val-d'Oise). Directeur du centre social éducatif Conjugue, il connaît tout du quartier du Val d'Argent, qui a connu la célébrité lorsque Nicolas Sarkozy, alors ministre de l'intérieur, avait promis à une habitante, en 2005, de la débarrasser des « racailles ». Ce qui l'a frappé ces dernières années, dit-il, c'est que "l'Etat semble loin".
"L'égalité des chances a été un beau slogan qui a fait 'pschitt'. Il y a eu de grandes déclarations pour les quartiers, on a cassé le béton mais on n'a rien accompli d'autre. Ça n'a pas eu d'incidence sur l'emploi ou la pauvreté." Dans le Val Nord, qui regroupe sept bureaux de vote, François Hollande a obtenu 78,25 % des voix. Pour Hamou Aguini, la mesure accordant le droit de vote aux étrangers aux élections locales est un facteur susceptible de redonner confiance aux habitants du quartier. "Si elle est mise en oeuvre, cela va remettre de la citoyenneté dans des familles où, parfois, il n'y a pas de repères. Ils vont pouvoir discuter en famille des sujets qui les préoccupent."
"DU RESPECT ENVERS LES PERSONNES LES PLUS FRAGILES"
Un "geste symbolique" de la part du nouveau président de la République, c'est aussi ce qu'attend Nicolas Nouveau, directeur du centre d'hébergement et de réinsertion sociale "La Maison verte" à Saint-Germain-en-Laye (Yvelines). A 38 ans, Nicolas Nouveau a déjà dix-huit ans d'engagement social derrière lui."Dans le secteur de l'exclusion, la période de vaches maigres ne date pas du quinquennat de Nicolas Sarkozy", souligne-t-il. Il dit aussi"douter que, compte tenu de l'endettement du pays, les exclus soient la priorité". Tout au plus souhaite-t-il que le prochain gouvernement évite les promesses intenables. "Quand on a entendu Nicolas Sarkozy déclarer, au cours de sa campagne présidentielle de 2006, qu'il voulait que d'ici «deux ans, plus personne ne soit obligé de dormir à la rue», nous étions tous narquois. Six ans plus tard, la situation a empiré, et l'urgence sociale n'a jamais été aussi forte."En 2012, relève M. Nouveau, le thème de l'exclusion a été quasiment absent des programmes. "A la place des grandes déclarations, j'attends au moins un geste symbolique du nouveau président. Il est important de montrer un peu de respect envers les personnes les plus fragiles et de la confiance dans les personnels qui les accompagnent. Après, si les financements suivent, ce sera encore mieux !"
Le changement, Martine Devries, elle, ne l'attend guère. Depuis 2002, cette généraliste retraitée de Calais (Pas-de-Calais), âgée de 63 ans, est engagée avec Médecins du monde pour venir en aide aux migrants qui errent sur la côte de la Manche en attendant de pouvoir rejoindre le Royaume-Uni.
"Nous, on était déjà sous Sarkozy en 2007", dit-elle de sa voix posée, en référence aux années que le président sortant a passées à la tête du ministère de l'intérieur. Son quotidien, ce sont les migrants expulsés ou déboutés de leur demande d'asile en France, qui retentent leur chance "jusqu'à trois ou quatre fois". Au début, elle voyait surtout "des gens fatigués mais en bonne santé. Maintenant, ce sont des gens usés, abîmés, alcoolisés, déprimés, transformés en SDF".
Pour tous les bénévoles, dit-elle, ce cliMat est devenu "insupportable"et "décourageant". Les déclarations de M. Hollande affirmant qu'il souhaitait mener une "lutte implacable contre l'immigration irrégulière" lui laissent peu d'espoir sur une amélioration de la situation. Tout au plus espère-t-elle "la fin du harcèlement policier". Avec les années, une forme de pragmatisme l'a gagnée : "Au début, on croyait qu'on était dans l'urgence, mais maintenant, on sait que ça va durer."
"POUR LES MUSULMANS, IL FAUDRAIT UN DISCOURS À LA OBAMA"
Pour Abdallah Dliouah, imam à Valence, "ce qui va rester après ces cinq années, c'est la vulgarisation du discours anti-islam. On a entendu, de la part d'un ministre de l'intérieur, des choses que l'on n'entendait que dans la bouche des Le Pen.""Aujourd'hui, pour que les musulmans se sentent reconsidérés, il faudrait un discours à la Obama", dit-il en référence au discours au monde musulman que le président des Etats-Unis a prononcé au Caire en juin 2009. Il espère au moins qu'avec le nouveau gouvernement, "on sera moins dans la stigmatisation". Pour lui, comme pour Samy Debah, président du Collectif contre l'islamophobie en France, l'abandon du texte "anti-nounous voilées", voté par la gauche au Sénat au début de l'année, serait perçu comme un geste à même de rassurer les musulmans de France.
Samy Debah ne se fait cependant guère d'illusions. Les autres non plus. Plus personne ne croit aux lendemains qui chantent, et chacun a compris que l'Etat ne pourra pas, à court terme, dégager de moyens. La France s'est installée dans la crise, l'état de grâce de 1981 n'est plus qu'un lointain souvenir, il ne reste qu'une sorte d'espoir, un peu désenchanté.