Ont voté. Ont élu. Ont été, pour beaucoup d'entre eux, de cette majorité qui a porté François Hollande à la présidence de la République, le 6 mai. Et les voilà dans cet entre-deux singulier, où l'ancien pouvoir n'est plus et où le nouveau n'est pas encore. Dans ce temps suspendu où, d'acteurs, ils sont redevenus spectateurs. Les harangues se sont tues. Les sondages sont provisoirement au repos. Les regards se portent ailleurs.
C'est ce moment d'attente que l'on a cherché à saisir, en demandant à quelques Français ce qu'ils espèrent de ce changement. Ils sont enseignants, magistrats, policiers, médecins, chercheurs, éducateurs, inspecteurs du travail ou responsables d'association. Ils ont des espoirs, bien sûr, mais ils sont d'abord sûrs de ce dont ils ne veulent plus.
Au commencement est le soulagement. "Presque une libération", affirme Lionel Laboudigue, 40 ans, l'un de ces enseignants Rased - acronyme de Réseaux d'aides spécialisées aux élèves en difficulté -, auquel l'académie avait annoncé en mars que sa mission à Tours ne serait pas reconduite à la rentrée.
Ces postes sont dans le collimateur de l'Etat depuis qu'en 2008 Xavier Darcos, alors ministre de l'éducation, a décidé de les remplacer par une aide personnalisée, effectuée en dehors du temps scolaire, par les enseignants déjà chargés de classe. Environ 2 500 des 15 000 postes Rased ont été supprimés entre 2008 et 2011. Et 2 500 doivent l'être à la rentrée 2012.
Celui qu'occupe Lydie Moralès, 53 ans, dans les Hauts-de-Seine, est du nombre. "En trente-cinq ans de carrière, c'est la première fois que j'ignore où je ferai ma rentrée", dit-elle. Avec l'alternance, elle a "repris espoir". Du quinquennat qui vient de s'écouler, elle garde le sentiment d'une profonde"déstabilisation". "C'est difficile de faire comme si de rien n'était, quand le sens même de votre mission est remis en question, que l'on maltraite vos compétences."
"ENSEIGNANT EST QUASIMENT DEVENU UN GROS MOT"
Lionel Laboudigue, spécialisé Rased depuis un an, avait lui aussi le sentiment d'avoir "trouvé sa voie", après quinze ans de carrière dans l'école publique. "On est la soupape qui fait diminuer la pression entre ces enfants et leurs appréhensions face à l'école. Sans cette soupape, le risque d'imploser devient énorme. Que deviendront-ils si on arrête de les aider ? On peut imaginer qu'ils seront éjectés du système scolaire à un moment ou à un autre."
Pour lui, les années Sarkozy ont surtout porté atteinte au métier d'enseignant. "'Enseignant' est quasiment devenu un gros mot. Le gouvernement n'a cessé de nous décrire comme des feignants ou des fonctionnaires arc-boutés sur leurs acquis."
Du futur gouvernement socialiste, Lionel Laboudigue espère simplement qu'il impulsera une"nouvelle politique éducative". "Les déclarations sont prometteuses,indique-t-il. On sent une volonté de recréer le dialogue, de mettre fin à ces programmes inadaptés, de réfléchir sur les rythmes scolaires... Bref, de reconstruire de manière cohérente, sans dresser les gens les uns contre les autres."
Le quinquennat de M. Sarkozy a indirectement "réveillé le sens de l'engagement" chez Lydie Moralès, au sein de la Fédération nationale des rééducateurs de l'éducation nationale. "Ce n'est pas vraiment dans ma nature d'être sur le devant de la scène, mais la négation de notre mission m'a donné l'envie, le courage de me battre pour sa réhabilitation."
Une réhabilitation en cours, elle n'en doute pas. "Quand, lors du débat télévisé de l'entre-deux tours, François Hollande a lâché le mot 'Rased', j'ai vraiment eu le sentiment qu'il nous avait entendus. Une relégitimation. Et s'il se mettait, aujourd'hui, à freiner... on l'aiderait à desserrer le frein !"
"DES RÉFORMES, OUI, MAIS PAS AVEC CETTE BRUTALITÉ"
Du quinquennat écoulé, Xavier Marie, professeur des universités en génie physique à l'INSA de Toulouse et directeur d'un laboratoire d'excellence, retient d'abord une phrase. Celle prononcée en 2009 par le président de la République sur « ces chercheurs qui ne trouvent rien, qui ne sont pas évalués et refusent de l'être, et qui viennent dans leurs labos parce que c'est chauffé".
Au-delà de ces attaques, il a le sentiment d'appartenir à un corps, celui des enseignants-chercheurs, qui a été beaucoup "chahuté" ces dernières années. "Des réformes, il fallait en faire, c'est sûr, mais pas avec cette brutalité, observe Xavier Marie. Elles ont été lancées sans concertation, ce qui a crispé la communauté."
"Etre apprécié ou non par le président de la République m'importe peu, souligne pour sa part Hippolyte d'Albis, professeur d'économie à Paris-I et à l'Ecole d'économie de Paris. L'essentiel pour moi est de s'attaquer au chômage des jeunes." Xavier Marie forme le même voeu pour les cinq ans à venir : "Qu'on en finisse avec notre obsession du classement de Shanghaï [des meilleures universités dans le monde], le meilleur classement sera celui sur l'insertion professionnelle des doctorants !"
"LE TRAVAIL, CE N'EST PAS QU'UNE VALEUR MONÉTAIRE"
Si elle n'attend "pas de miracle", Alice Polomeni, psychologue clinicienne à l'Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP), veut croire que "le changement est possible". "Je ne nie pas la réalité des déficits, mais la gauche porte d'autres valeurs. J'attends par exemple une revalorisation du travail des soignants qui passerait par une reconnaissance de la difficulté de ce qu'ils font, eux qui sont si souvent confrontés à la mort. Le travail, cela n'a pas qu'une valeur monétaire, rien que faire passer cela, cela peut réparer quelque chose."
Avec la réorganisation de l'AP-HP ces dernières années, Alice Polomeni a surtout le sentiment que les médecins, les soignants, les agents, sont devenus des"pions". Un mot que l'on retrouve chez Patricia Bastien, infirmière depuis vingt-huit ans et syndiquée SUD, qui travaille aux consultations de chirurgie thoracique à l'hôpital Tenon, à Paris. Pour la période qui s'ouvre, elle a une priorité : "Que l'on stoppe la machine à restructurer, que l'on se pose et que l'on réfléchisse."
"RESPECTER LA JUSTICE DANS SA COMPLEXITÉ"
Marie (comme d'autres, elle requiert l'anonymat) est âgée de 31 ans, elle est juge des enfants en région parisienne, après trois ans passés au parquet des mineurs."Ce qui a été instillé et validé au plus haut niveau de l'Etat, c'est que les juges défont d'un côté ce que les policiers font de l'autre",observe-t-elle.
Une défiance qui, selon elle, a créé"une attitude défensive des magistrats et un corporatisme en retour. Nous nous sommes repliés." Dans cette « tension entretenue", Marie voit surtout le risque d'une atteinte profonde au"respect du contradictoire, qui est le fondement même de l'acte de juger. On a essayé de dévaloriser cette synthèse et on a alimenté les incompréhensions".
De l'alternance, cette jeune magistrate attend "des moyens, bien sûr, sans lesquels il n'y a pas d'efficacité, mais surtout, la restitution et le respect de la justice dans sa complexité".
Un sentiment éprouvé par Sylvie, 57 ans, juge à la cour d'appel dans la région Languedoc-Roussillon."Nicolas Sarkozy a dirigé en opposant, en montant le peuple contre les juges. J'ai eu le sentiment, ces dernières années, de ne pas remplir pleinement ma mission, qui est d'assurer la paix sociale."
Michel, lui, a vécu ces années "de l'autre côté". Agé de 30 ans, ce policier appartient à l'une des brigades spéciales de terrain mises en place dans les quartiers sensibles durant le quinquennat qui s'achève. "Quand Nicolas Sarkozy a été nommé ministre de l'intérieur en 2002, ce fut un peu nos "Trente Glorieuses" à nous, dans la police : plus de moyens financiers, le rafraîchissement des locaux, de nouveaux véhicules", assure-t-il.
Ses collègues du commissariat lui ont maintes fois raconté ce temps béni où "ils se sont sentis valorisés comme jamais auparavant !". Puis M. Sarkozy est devenu président de la République. "Et tout s'est dégradé. Je ne connais pas un collègue qui ait voté pour lui cette fois", lâche-t-il.
Il garde encore en mémoire le discours de l'ancien président à Grenoble, à l'été 2010. "Quand je l'ai entendu dire qu'on ne devait plus délaisser aucune cage d'escalier dans les cités pour lutter contre les trafics, j'ai souri : on l'a toujours fait, c'est la base de notre métier !", tranche le policier.
"Seulement, nous n'avions pas à en rendre compte particulièrement dans nos rapports. Et moins d'une semaine après, on nous a demandé de noter chaque visite de halls. On a en quelque sorte inventé cette nouvelle statistique à ce moment-là. Et on a fini par s'y habituer. Chaque fois qu'il y avait un grand discours politique après un fait divers, on savait qu'on allait encore devoir modifier nos procédures", raconte-t-il.
Même chose quand, en 2011, le nouveau ministre de l'intérieur, Claude Guéant, a demandé davantage de policiers sur le terrain. "On a juste modifié une codification pour qu'une plus grande partie de nos actions soient comptabilisées comme 'patrouiller sur la voie publique'. Mais pour les habitants du quartier, cela n'a rien changé !"
"NOUS, POLICIERS, SOMMES UN GADGET ÉLECTORAL"
La politique du chiffre généralisée sous le dernier quinquennat est sans doute ce qu'il considère comme le plus néfaste. "Que d'heures perdues à faire de la paperasse !", peste-t-il. Ce qui le motive, "ce sont les gens qui vivent dans ces cages d'escaliers squattées et dont je voudrais que le quotidien s'améliore. Or, ces dernières années, des multiples ajustements que j'ai vécus dans mon métier, aucun n'a été fait dans l'intérêt réel de la population".
Déçu par Nicolas Sarkozy, Michel n'attend pourtant pas davantage de François Hollande. "Nous sommes un gadget électoral. La droite et la gauche se servent de la police pour imprimer leur marque : maintien de l'ordre pour les uns, contact avec la population pour les autres. J'espère que le futur ministre trouvera un entre-deux. Mais je doute qu'il rompe totalement avec la politique du chiffre." Il ajoute, dans une ironie douce, qui masque beaucoup de désillusions : "Je ne donne que quelques mois au nouveau ministre pour nous faire encore changer de tenue et de nom."
La "politique du chiffre", Patrice Berthreu la connaît bien, lui aussi. Cet inspecteur du travail, âgé de 36 ans, sillonne depuis dix ans, hier l'Oise, aujourd'hui la ville de Saint-Denis (Seine-Saint-Denis) pour visiter les entreprises. "Quand j'ai démarré dans ce métier, notre hiérarchie nous demandait quels étaient les dossiers prioritaires, et nous fixait des objectifs. Aujourd'hui, c'est le national qui décide par circulaire. Un jour, on nous balance une circulaire sur les risques routiers parce que les statistiques d'accidents de la route sont mauvaises, et ordre nous est donné de nous mobiliser. Le risque de cette politique du chiffre, c'est de nous faire procéder à des visites de courtoisie, à des contrôles superficiels. Cela fait un bâton de plus dans la colonne des contrôles, mais on a loupé l'essentiel, la précarité, les intérimaires, les heures supplémentaires non payées."
"L'ETAT ME SEMBLE LOIN"
Hamou Aguini est une figure d'Argenteuil (Val-d'Oise). Directeur du centre social éducatif Conjugue, il connaît tout du quartier du Val d'Argent, qui a connu la célébrité lorsque Nicolas Sarkozy, alors ministre de l'intérieur, avait promis à une habitante, en 2005, de la débarrasser des « racailles ». Ce qui l'a frappé ces dernières années, dit-il, c'est que "l'Etat semble loin".
"L'égalité des chances a été un beau slogan qui a fait 'pschitt'. Il y a eu de grandes déclarations pour les quartiers, on a cassé le béton mais on n'a rien accompli d'autre. Ça n'a pas eu d'incidence sur l'emploi ou la pauvreté." Dans le Val Nord, qui regroupe sept bureaux de vote, François Hollande a obtenu 78,25 % des voix. Pour Hamou Aguini, la mesure accordant le droit de vote aux étrangers aux élections locales est un facteur susceptible de redonner confiance aux habitants du quartier. "Si elle est mise en oeuvre, cela va remettre de la citoyenneté dans des familles où, parfois, il n'y a pas de repères. Ils vont pouvoir discuter en famille des sujets qui les préoccupent."
"DU RESPECT ENVERS LES PERSONNES LES PLUS FRAGILES"
Un "geste symbolique" de la part du nouveau président de la République, c'est aussi ce qu'attend Nicolas Nouveau, directeur du centre d'hébergement et de réinsertion sociale "La Maison verte" à Saint-Germain-en-Laye (Yvelines). A 38 ans, Nicolas Nouveau a déjà dix-huit ans d'engagement social derrière lui."Dans le secteur de l'exclusion, la période de vaches maigres ne date pas du quinquennat de Nicolas Sarkozy", souligne-t-il. Il dit aussi"douter que, compte tenu de l'endettement du pays, les exclus soient la priorité". Tout au plus souhaite-t-il que le prochain gouvernement évite les promesses intenables. "Quand on a entendu Nicolas Sarkozy déclarer, au cours de sa campagne présidentielle de 2006, qu'il voulait que d'ici «deux ans, plus personne ne soit obligé de dormir à la rue», nous étions tous narquois. Six ans plus tard, la situation a empiré, et l'urgence sociale n'a jamais été aussi forte."En 2012, relève M. Nouveau, le thème de l'exclusion a été quasiment absent des programmes. "A la place des grandes déclarations, j'attends au moins un geste symbolique du nouveau président. Il est important de montrer un peu de respect envers les personnes les plus fragiles et de la confiance dans les personnels qui les accompagnent. Après, si les financements suivent, ce sera encore mieux !"
Le changement, Martine Devries, elle, ne l'attend guère. Depuis 2002, cette généraliste retraitée de Calais (Pas-de-Calais), âgée de 63 ans, est engagée avec Médecins du monde pour venir en aide aux migrants qui errent sur la côte de la Manche en attendant de pouvoir rejoindre le Royaume-Uni.
"Nous, on était déjà sous Sarkozy en 2007", dit-elle de sa voix posée, en référence aux années que le président sortant a passées à la tête du ministère de l'intérieur. Son quotidien, ce sont les migrants expulsés ou déboutés de leur demande d'asile en France, qui retentent leur chance "jusqu'à trois ou quatre fois". Au début, elle voyait surtout "des gens fatigués mais en bonne santé. Maintenant, ce sont des gens usés, abîmés, alcoolisés, déprimés, transformés en SDF".
Pour tous les bénévoles, dit-elle, ce cliMat est devenu "insupportable"et "décourageant". Les déclarations de M. Hollande affirmant qu'il souhaitait mener une "lutte implacable contre l'immigration irrégulière" lui laissent peu d'espoir sur une amélioration de la situation. Tout au plus espère-t-elle "la fin du harcèlement policier". Avec les années, une forme de pragmatisme l'a gagnée : "Au début, on croyait qu'on était dans l'urgence, mais maintenant, on sait que ça va durer."
"POUR LES MUSULMANS, IL FAUDRAIT UN DISCOURS À LA OBAMA"
Pour Abdallah Dliouah, imam à Valence, "ce qui va rester après ces cinq années, c'est la vulgarisation du discours anti-islam. On a entendu, de la part d'un ministre de l'intérieur, des choses que l'on n'entendait que dans la bouche des Le Pen.""Aujourd'hui, pour que les musulmans se sentent reconsidérés, il faudrait un discours à la Obama", dit-il en référence au discours au monde musulman que le président des Etats-Unis a prononcé au Caire en juin 2009. Il espère au moins qu'avec le nouveau gouvernement, "on sera moins dans la stigmatisation". Pour lui, comme pour Samy Debah, président du Collectif contre l'islamophobie en France, l'abandon du texte "anti-nounous voilées", voté par la gauche au Sénat au début de l'année, serait perçu comme un geste à même de rassurer les musulmans de France.
Samy Debah ne se fait cependant guère d'illusions. Les autres non plus. Plus personne ne croit aux lendemains qui chantent, et chacun a compris que l'Etat ne pourra pas, à court terme, dégager de moyens. La France s'est installée dans la crise, l'état de grâce de 1981 n'est plus qu'un lointain souvenir, il ne reste qu'une sorte d'espoir, un peu désenchanté.
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