C'est l'histoire d'une amnésie collective. De l'oubli d'un événement majeur qui a pourtant secoué toute la société française, lui mettant sous les yeux la présence de milliers de jeunes issus de l'immigration qui demandaient à être reconnus. Le 15 octobre 1983, une petite quarantaine de jeunes immigrés partaient de Marseille pour dire stop aux crimes racistes et réclamer l'égalité et la justice. Ils lançaient la Marche pour l'égalité et contre le racisme, appelée ensuite Marche des beurs.
Trente ans plus tard, une multitude d'initiatives s'apprêtent à commémorer cette marche. Tour à tour, des rencontres sont organisées dans toute la France durant un mois et demi, plusieurs livres sont publiés pour retracer cette épopée, et un film grand public, La Marche, de Nabil Ben Yadir, avec Olivier Gourmet et Djamel Debbouze, sort le 27 novembre dans 500 salles.
Pourtant, durant trente ans, cette irruption citoyenne sans précédent des jeunes issus de l'immigration semblait avoir sombré dans l'oubli. Au lendemain de la marche, c'est l'association SOS-Racisme qui avait habilement récupéré la mise médiatique et politique. Déçus par la gauche qui n'a pas su leur ouvrir ses portes, les acteurs principaux se sont tus, se repliant sur le local. Lors du dixième puis vingtième anniversaire de la marche, quelques initiatives avaient tenté de ranimer la flamme des Minguettes, mais sans succès.
LE "MAI 68 DES JEUNES IMMIGRÉS"
Selon un sondage de la Licra, réalisé par l'Institut Opinion Way (du 2 au 3 octobre auprès de 1 003 personnes), 19 % des Français – et seulement un quart des plus de 40 ans (23 %) – se rappellent de la marche de 1983. Ce qu'on a souvent appelé le "Mai 68 des jeunes immigrés" semble n'avoir pas marqué les mémoires. Beaucoup moins que les révoltes étudiantes de 1986. "Personne ne se rappelle de cette histoire parce c'est une histoire qui concerne les Arabes. Et nous, nous avons oublié de la raconter", veut croire Saïd Kebbouche, directeur d'Espace projet interassociatif à Vaulx-en-Velin et militant PS.
Cette amnésie illustre surtout le rapport ambigu et conflictuel entre la gauche et la jeunesse des banlieues. Le PS, méfiant à l'égard d'associations remuantes de jeunes des cités, a préféré soutenir ses alliés de SOS-Racisme, plus présentables quand le FN commençait à remporter ses premiers succès électoraux. Le PCF a longtemps regardé les marcheurs comme de jeunes utilisés par le PS pour "détourner" de la question sociale. Les querelles internes au milieu associatif issu de l'immigration, entre ceux qui cherchaient une reconnaissance auprès des élus et les plus radicaux, ont miné toute possibilité de résurgence politique de cette jeunesse des banlieues.
Ce fut pourtant, en 1983, un électrochoc dans la société. Pour la première fois, ces fils et filles d'immigrés dont on n'avait jamais imaginé qu'ils feraient souche sur le territoire, se mobilisaient. Leur marche, commencée dans l'indifférence, a résonné comme le cri d'une génération et suscité un consensus antiraciste sans précédent.
ÉVÉNEMENT FONDATEUR
Ils sont partis à une petite quarantaine de Marseille, ce 15 octobre 1983. Accompagnés par un curé et un pasteur, ils ont lancé leur initiative dans une indifférence polie. Sept semaines plus tard, le 3 décembre, rejoints par tout ce que la gauche compte d'organisations syndicales et antiracistes, ils sont accueillis par une manifestation monstre de 100 000 personnes à Paris et reçus par le président de la République.
Tous ses acteurs assurent que cette marche fut un événement fondateur. "Ça a été une reconnaissance incroyable", se souvient Yamina Benchenni, animatrice du Collectif du 1er juin à Marseille. "Ce fut soudain un signe de respect et le signal pour nous d'investir le monde associatif, syndical les milieux de l'entreprise", raconte Mogniss Abdallah, fondateur de l'agence Im'media. "Toute une génération sort de l'invisibilité et revendique sa place", renchérit le sociologue Saïd Bouamama.
C'est aujourd'hui cette visibilité dans l'histoire que revendiquent les héritiers de la marche. Un peu partout sur le territoire, des associations et collectifs se sont montés pour rappeler cet événement. Une effervescence qui se fait encore dans l'éparpillement mais qui témoigne d'une volonté de faire entendre cette voix des banlieues et des descendants d'immigrés.
INITIATIVES UN PEU PARTOUT SUR LE TERRITOIRE
Vendredi 11 octobre, le collectif AC LeFeu, soutenu par la Fondation Abbé Pierre, lance une "caravane de la mémoire" qui sillonnera les villes pour soutenir de nouvelles formes d'engagement dans les cités et pousser les jeunes à s'inscrire sur les listes électorales afin de faire entendre leur voix. Le 15, ce sera au tour d'un Collectif national pour la célébration de la marche, regroupant une quarantaine d'associations, soutenu par plusieurs organisations de la gauche radicale et écologiste, d'annoncer une série de rencontres qui pourraient aboutir à une manifestation nationale le 7 décembre.
Le gouvernement ne sera pas en retrait. François Lamy, ministre de la ville, doit se rendre lundi 14 octobre à Vénissieux, ville où Toumi Djaidja a lancé, avec son association SOS Avenir Minguettes, l'idée de cette marche pacifique et revendicative. Quelque 450 000 euros ont été débloqués pour soutenir les initiatives un peu partout sur le territoire. "Je veux rendre hommage à un temps fort d'initiative citoyenne qui doit s'intégrer dans l'histoire de France", explique M. Lamy.
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Dans l'entourage du président de la République, la question d'une intervention du chef de l'Etat a été évoquée. Rien n'est encore arrêté. Mais M. Lamy reconnaît qu'"il serait utile d'avoir une parole forte sur cet événement fondateur qui a réveillé la société française". Reste que l'attente des associations n'est pas seulement dans la commémoration mais aussi dans le rappel des situations de discriminations et de stigmatisation qui demeurent dans les quartiers populaires.
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