Le récent arrêt de l'émission d'iTélé, dont Éric Zemmour était un débatteur rémunéré depuis une décennie, a été provoqué par l'interview qu'il a accordée auCorriere della Sera sur son livre, Le Suicide français (Albin Michel). Ce choix éditorial de la chaîne d'information ne saurait évidemment être qualifié de censure puisque, loin d'être privé de parole, l'intéressé continuera de cumuler professionnellement chroniques bi-hebdomadaires sur RTL, émission hebdomadaire sur Paris Première, tribune ouverte dans Le Figaro et son magazine, invitations dans d'autres médias (à France Culture bientôt), sans compter ses ouvrages en librairie.
Le plus surprenant, au contraire, c'est que n'ait pas été posée plus tôt la question de la large place accordée, dans l'espace médiatique dominant, à une parole explicitement xénophobe et raciste, stigmatisant des individus en raison de leur origine ou de leur croyance, et contrevenant de ce fait aux droits humains fondamentaux tels qu'ils ont été proclamés par la Déclaration universelle de 1948. Dans l'entretien au quotidien italien, Zemmour ne faisait que redire, de façon abrupte, ce qu'il n'a cessé d'énoncer ou de suggérer ces dernières années, y compris sur iTélé (par exemple ici, en avril 2014), à savoir que « les musulmans » n'ont pas leur place en France, formulation générale qui exclut de notre peuple plusieurs millions de personnes en raison de leur origine, de leur culture ou de leur religion.
C'est Jean-Luc Mélenchon qui, le 15 décembre 2014, a exhumé sur son blog cet entretien paru en Italie un mois et demi plus tôt, le 30 octobre. La polémique organisée en contrefeu autour du mot « déporter » est une diversion grossière qui ne résiste pas à l'examen des faits, tant elle ne change rien aux propos de Zemmour lui-même (lire l'interview en italien sur le blog du confrère, ironiquement intitulé « Superdupont »). « Les musulmans ont leur code civil, c'est le Coran. Ils vivent entre eux, dans les périphéries. Les Français ont été obligés de s'en aller », déclare Zemmour au fil de cet entretien avec Stefano Montefiori. « Mais alors que suggérez-vous de faire ? Déporter cinq millions de musulmans français ? », lui demande le journaliste.
Depuis, à la demande de Zemmour, Montefiori a modifié cette formulation par laquelle il résumait son interpellation. La question est devenue : « Mais alors que suggérez-vous de faire ? Ne pensez-vous pas qu'il est irréaliste de mettre sur des avions ("ou sur des bateaux", ajoute Zemmour) cinq millions de musulmans français pour les chasser ? »Plus précis, l'énoncé n'en est pas moins accablant, d'autant que Zemmour y contribue lui-même. De fait, le journaliste du Corriere accompagne sa rectification de ce commentaire : « Je ne suis pas sûr que, en français comme en italien, "mettre cinq millions de musulmans sur des avions ou sur des bateaux pour les chasser" soit plus léger ou, de toute façon, différent de "déporter cinq millions de musulmans". Mais j'accueille évidemment la mise au point de l'interviewé. »
Cette mise au point ne concerne donc en rien les propos de Zemmour qui, loin de repousser l'hypothèse suggérée d'une expulsion de leur propre pays de « cinq millions de musulmans français », répond : « Je sais, c'est irréaliste mais l'Histoire est surprenante. Qui aurait dit en 1940 qu'un million de pieds-noirs, vingt ans plus tard, seraient partis d'Algérie pour revenir en France ? Ou bien qu'après la guerre, cinq ou six millions d'Allemands auraient abandonné l'Europe centrale et orientale où ils vivaient depuis des siècles ? » « Vous parlez d'exodes provoqués par des tragédies immenses », lui rétorque le journaliste italien. Or la réponse de Zemmour est, tout simplement, un appel à la répétition de ces tragédies : « Je pense que nous nous dirigeons vers le chaos. Cette situation d'un peuple dans le peuple, des musulmans dans le peuple français, nous conduira au chaos et à la guerre civile. Des millions de personnes vivent ici, en France, et ils ne veulent pas vivre à la française ».
Nous ne sommes pas ici en présence d'une opinion qu'il s'agirait de discuter ou de réfuter. Mais d'une idéologie meurtrière dont les ressorts sont ceux-là même qui, par la construction fantasmée d'une question juive, ont, hier, entrainé l'Europe dans l'abîme du crime contre l'humanité. Avant d'organiser à partir de 1941 leur destruction par la solution finale, l'idéologie nazie a construit les juifs comme un peuple à part, dangereux et menaçant, dont la seule présence ruinait et corrompait une identité prétendue immuable qu'il fallait défendre et restaurer par l'expulsion de ce corps allogène et étranger.
Avant l'anéantissement par le génocide, dont le programme fut tenu secret, l'antisémitisme européen, qui n'était pas réservé à la seule Allemagne, loin de là, revendiquait haut et fort son projet d'exclusion et d'expulsion des juifs. A tel point que l'île de Madagascar, alors française, fut envisagée comme ultime destination pour des juifs européens préalablement stigmatisés et discriminés, autrement dit exclus des peuples nationaux qui étaient les leurs.
Les mots d'Éric Zemmour installent un imaginaire semblable, par la construction arbitraire d'une question musulmane : celui d'un « peuple dans le peuple », d'allogènes qui menacent les indigènes, d'individus étrangers par essence, naissance et nature, vivant à part et tenus à distance, qu'il faut rendre invisibles en les excluant de la cité, puis en les expulsant du pays. Qu'il faut effacer en somme. Que ces délires meurtriers ne soient plus aujourd'hui, en France, des pensées marginales mais tiennent lieu d'opinion acceptable dans le débat médiatique est la question posée par l'affaire Zemmour. Celle d'une longue régression française qui, progressivement, a rendu présentable, sous de nouveaux masques, l'idéologie inégalitaire et identitaire que la défaite du nazisme avait, depuis 1945, reléguée aux marges de l'espace public. Et celle des aveuglements qui, à droite surtout mais aussi à gauche, ont permis cette défaite intellectuelle.
Renaud Camus et l'invention du « Grand Remplacement »
Fussent-elles potentiellement criminelles, les idéologies ont leurs logiques internes qui font entrer au forceps la réalité dans leurs fictions. Popularisé par Éric Zemmour, le raisonnement qui conduit à la nécessité vitale d'une expulsion des musulmans a pour point de départ l'affirmation que la France est victime d'un « grand remplacement », autrement dit d'un changement de peuple insidieux et silencieux, lequel appellerait en réponse, par réflexe de survie, le départ des supposés envahisseurs, une sorte de grand retour des Français issus de l'immigration venue des anciennes colonies françaises.
Tel un furet de mauvais augure, cette formule court désormais, bien au-delà des cercles militants, comme en témoigne sa revendication par Valeurs Actuelles, trait d'union hebdomadaire entre extrême droite et droite extrémisée.
« La puissance des mots est si grande qu'il suffit de termes bien choisis pour faire accepter les choses les plus odieuses » : l'invention du « grand remplacement » témoigne de la fécondité de cette intuition de Gustave Le Bon, l'auteur de Psychologie des foules (1895), essai précurseur dont les intellectuels fascistes et nazis sauront tirer d'utiles enseignements pratiques. Son auteur est un intellectuel justement, figure éminente des confusions propres aux temps obscurcis où la transgression tient lieu de radicalité. Symbole de la cause homosexuelle dans les années 1970, quand elle ébauchait ses premières visibilités militantes, Renaud Camus est devenu le principal propagandiste de la nouvelle idéologie raciste.
En l'an 2000, dans La Campagne de France (Fayard), il s'était signalé en s'alarmant d'une supposée trop grande présence juive sur les ondes de France Culture. La polémique qui s'ensuivit fut une sorte de répétition générale des régressions à venir : la réprobation dominante ne visa pas Camus mais ceux qui le critiquaient, et notamment Le Monde dont je dirigeais alors la rédaction. Loin d'être isolé, l'écrivain reçut notamment le soutien, jamais démenti depuis, d'Alain Finkielkraut, preuve que les passions identitaires rendent aveugles au point qu'un juif revendiqué ne sache plus reconnaître un antisémite à peine masqué.
Revisiter cette scène primitive, où figurait déjà Michel Houellebecq, permet de prendre la mesure de la longue durée de cet obscurcissement dont Zemmour est l'ultime produit – c'est pourquoi je republie sur Mediapart ma mise au point de 2002 (elle est ici).
Depuis, Renaud Camus a mis en sourdine son obsession juive pour mieux libérer ses obsessions antimusulmanes où la question religieuse est l'alibi d'une stigmatisation générale des Français issus des immigrations maghrébines, africaines, méditerranéennes, antillaises, etc. Mais son originalité est d'aller bien au-delà, en redonnant vie aux idéologies identitaires qui ont produit la catastrophe européenne, entre 1914 et 1945. Dès 2005, sur le site de son « Parti de l'In-nocence », il le fait comprendre en s'alarmant de « la deuxième carrière d'Adolf Hitler », cette « reductio ad Hitlerum » qu'il doit affronter et dont, avec une fausse ingénuité, il montre lui-même qu'elle voudrait l'empêcher de penser comme Hitler, c'est-à-dire en termes de « distinctions ethniques », de « dimensions héréditaires des civilisations », d'« appartenances natives », d'« origines », de « races »… C'était cinq ans avant sa trouvaille de 2010, cette invention du « grand remplacement », devenue slogan de ralliement du nouveau racisme.
C'est sur le même site que l'on trouve son discours de soutien, en 2012, à la candidature de Marine Le Pen, prononcé au premier congrès du SIEL, petite formation du Rassemblement Bleu Marine fondée par l'ex-chevènementiste Paul-Marie Coûteaux. Se portraiturant devant la candidate d'extrême droite en « producteur de concepts, d'expressions ou de thèmes dont certains font leur chemin, et parfois jusqu'en votre bouche, Madame », Renaud Camus consacre tout son propos à « la question pour nous primordiale, essentielle, fondamentale du Grand Remplacement, ou, pour parler de façon séculière, de l'immigration ».
Il y appelle à « modifier profondément la loi et même les engagements internationaux de la France » pour « mettre un terme, par toutes mesures appropriées, au Grand Remplacement du peuple français par d'autres peuples de toute origine et à la substitution, sur son territoire même, d'autres cultures et d'autres civilisations à celles qu'il avait lui même portées si haut ».
« La France n'est pas une terre d'islam », insiste-t-il, souhaitant en conséquence une politique qui fasse disparaître les musulmans de notre paysage, soit en les faisant renoncer à leur foi, soit en leur faisant quitter le territoire. Car tous ces mots sont potentiellement des actes, et la violence symbolique des premiers est un appel à la violence concrète des seconds. Le « grand remplacement » de Camus, que popularisent aussi bien Zemmour par l'essai que Houellebecq par le roman, est ainsi devenu le mantra du Bloc identitaire, cette formation radicale de l'extrême droite dont nombre de cadres sont aussi présents au Front national, notamment dans ses municipalités.
Orateur vedette des premières « Assises de la remigration », organisées le 15 novembre 2014 par ces identitaires, Renaud Camus parraine également l' « Observatoire du grand remplacement » récemment lancé sur Internet par les mêmes. « Je salue avec d'autant plus de plaisir et d'enthousiasme votre démarche actuelle, écrit-il à Fabrice Robert, président du Bloc identitaire, que pour moi la constatation et le refus absolu du Grand Remplacement — ce "concept" dont vous voulez bien me reconnaître la paternité — ont toujours impliqué comme leur complément indispensable, et leur substance même, la Remigration, puisque c'est le mot que vous avez choisi de mettre en avant : je disais pour ma part "le renversement des flux migratoires", mais c'est la même chose. »
« La remigration ou la guerre, une opération chirurgicale »
Avec la « remigration », c'est bien à une guerre que Renaud Camus et ses divers épigones, dont Éric Zemmour, préparent la France et, au-delà, l'Europe. Une guerre civile, une guerre de la France et de l'Europe contre elles-mêmes, contre une partie de leurs peuples, ces hommes, ces femmes, ces enfants vivant, habitant et travaillant ici même que, par toutes les armes du préjugé et de l'ignorance, ils auront préalablement construit comme étrangers, en raison de leur naissance, de leur apparence ou de leur croyance.
Qui en douterait doit s'infliger la lecture des textes qui en témoignent. Une littérature triste et grise qui n'a d'autre fil conducteur que l'obsession inégalitaire, cette passion raciste de la hiérarchie des origines, des cultures, des civilisations, des religions, où celui qui l'énonce se place au-dessus de l'humanité. De l'exigence d'humanité, des droits de l'humanité, de l'humanité concrète.
« La remigration ou la guerre : voici les termes du débat, écrit ainsi Renaud Camusaprès sa participation aux Assises de la remigration. Il y en aurait bien un troisième, mais il est plus effrayant qu'eux : la soumission – l'acceptation de la conquête par les conquis, du remplacement par les remplacés, de la colonisation par les colonisés ; la conversion, qui sait ? Faute de consentement au statut de dhimmi, la guerre est inévitable. » Nul hasard évidemment si, au détour de cette rhétorique violente écrite avant qu'on n'apprenne sa sortie, l'on tombe sur le scénario du nouveau roman de Houellebecq, précisément titré Soumission (Flammarion). « La remigration, poursuit Camus, est une façon de traiter le mal, une solution [il souligne le mot], c'est même la seule qui ait été proposée jusqu'à présent. »
« Une opération chirurgicale », insiste-t-il à destination des âmes sensibles que « la perspective de certains traitements [pourrait] inquiéter ». Dans son discours de novembre 2014 aux Assises de la Remigration, il jouait avec cette perspective violente, la souhaitant en la sous-entendant, par l'évocation de « tout un arsenal qu'il n'est pas facile, qu'il n'est peut-être pas opportun, et qu'en tout cas, il n'est pas urgent de détailler à présent – j'en laisse le soin à mes amis identitaires, qui ont la tête plus pratique que la mienne et qui sont si précis sur les voies et les moyens qu'on se dispute de toute part, à ce que je vois, leurs compétences ».
Il suffit de se reporter aux « vingt-six mesures pour une politique de remigration » proposées par le Bloc identitaire pour comprendre de quoi parle Camus. La première est l' « abrogation du droit du sol », la dernière la « création d'un grand ministère de l'identité et de l'enracinement ». Interdisant notamment la visibilité, et donc la présence, du culte musulman, toutes ces mesures tendent à imposer « le retour dans leurs pays d'origine d'une majorité des immigrés extra-européens présents sur notre territoire ». Cette France prétendument éternelle qu'il s'agirait de rétablir est simplement l'antithèse de la République telle que la proclame encore notre Constitution, démocratique et sociale, ne faisant pas de distinction selon l'origine, l'apparence ou la religion, respectant toutes les croyances, revendiquant l'universalité des droits humains.
Ainsi devenu l'intellectuel de référence de la nouvelle idéologie raciste, dans ses variantes militantes et médiatiques, l'identitaire Camus ne peut que se prendre au sérieux. En 2013, avant de participer début 2014 à la manifestation « Jour de colère » sous cette bannière, il avait lui-même lancé une pétition pour dire « non au changement de peuple et de civilisation ». « Il faut entrer en résistance, concluait-elle. Il faut se rendre assez forts pour changer les lois, dénoncer les traités, soustraire officiellement la France à des conventions qui la livrent pieds et poings liés, de même que tous les pays d'Europe, à la substitution démographique et au changement de civilisation. Révision du droit d'asile, fermeture des frontières, défense du territoire, retour à une conception de la France et de l'Europe comme des puissances et non plus comme un droit de l'homme. »
Menée contre les droits de l'homme, cette résistance est évidemment la négation de la Résistance et de la France Libre – lesquelles accueillirent nombre de combattants étrangers et coloniaux qu'aujourd'hui, Camus et Zemmour expulseraient tout comme leurs descendants. « Le pitre ne rit pas », disait David Rousset à propos de cette basse littérature, propagandiste ou administrative, qui a accompagné l'accoutumance européenne à l'antisémitisme sous le nazisme. Cette indifférence, cette inconscience. Et c'est ainsi qu'en France, de nos jours, sans qu'on s'en inquiète, l'histrion raciste Renaud Camus peut, sans rire, détourner le Chant des partisans en Chant des remplacés, pour mieux revendiquer « le droit du sang » (c'est à écouter ici, chanté par l'auteur).
Officiellement, du moins par la voix de sa présidente, le Front national n'épouse pas la prétendue « théorie du grand remplacement », jugée par Marine Le Pen quelque peu « complotiste ». Mais, dans sa diversité, l'extrême droite, élus, cadres et militants du Front national compris (voir par exemple cette vidéo du député FN Gilbert Collard), s'en régale tandis que l'électorat de droite extrémisé ou déboussolé n'y est pas insensible. Faisant passer le racisme sur le terrain religieux et culturel, détournant la laïcité libérale en laïcisme sectaire, facilitant la promotion d'un imaginaire identitaire contre l'espérance égalitaire, c'est une formidable arme d'hégémonie idéologique.
Le message du suicide de Dominique Venner
De fait, Camus hier, Zemmour aujourd'hui, Houellebecq demain ne sont aucunement des marginaux. Brouillant la frontière entre droite et gauche, les soutiens – intellectuels, médiatiques, politiques – qu'ils ont reçus ou qu'ils reçoivent donnent crédit à l'idéologie raciste qu'ils propagent : on conviendra qu'elle est sans doute discutable, mais on proclamera d'abord qu'elle est acceptable et tolérable, sinon respectable. En témoigne par exemple, une paisible conversation organisée en 2011 par Alain Finkielkraut, sur les ondes de France Culture, entre Renaud Camus et Manuel Valls. Il faut attendre la toute fin de l'émission pour que le futur – et actuel – premier ministre s'émeuve un peu des conséquences du « grand remplacement », au terme de trois quarts d'heure d'échanges courtois durant lesquels le philosophe animateur ne cache pas sa communauté de pensée avec l'écrivain (c'est à écouter sous l'onglet Prolonger).
Alain Finkielkraut n'est pas inquiet car « le fascisme est mort en 1945 », définitivement mort. C'est ce qu'il écrit dans Causeur, à propos du livre d'Éric Zemmour dont il regrette « les errements sur Vichy » mais juge « pertinent » le constat d'une France qui « se quitte », sous l'effet notamment « de l'immigration de peuplement ». Pour reprendre Camus, pas de deuxième carrière d'Hitler et, donc, nous pouvons désormais librement revenir à nos obsessions identitaires sans mémoire des crimes auxquels elles ont conduit dans le passé.
Mais les héritiers intellectuels des « droites révolutionnaires » qui ont accompagné cette modernité terrible que fut la révolution conservatrice fasciste et nazie n'ont pas besoin de cet alibi. Car ils savent bien, eux, que c'est la même histoire qui se remet en marche, celle à laquelle ils sont restés fidèles et dont ils ont préservé les idéaux, cette vision du monde qui dresse le peuple et le sang contre l'individu et l'humanité, qui brandit l'identité contre l'égalité (voir le récent livre de Johann Chapoutot, chroniqué sur Mediapart : La carte mentale du nazisme).
En 2013, un événement en a apporté le témoignage. Le 22 mai de cette année là, devant l'autel de Notre-Dame de Paris, se suicidait avec une arme à feu Dominique Venner, figure de cette Nouvelle Droite, issue de l'extrême droite à la fois la plus radicale et la plus intellectuelle des années 1960, qui opta ensuite pour une stratégie gramscienne de conquête progressive d'une hégémonie culturelle et idéologique. Or, dans une posture esthétique de « samouraï de l'Occident », l'athée Dominique Venner entendait par son sacrifice lancer un appel à la mobilisation contre… le « grand remplacement ».
C'est ce qu'il écrit la veille de sa mort dans un billet où, tout en les soutenant, il interpelle les participants à la prochaine « Manif pour tous », prévue le 26 mai 2013, contre la loi Taubira : « Le "grand remplacement" de population de la France et de l'Europe, dénoncé par l'écrivain Renaud Camus, est un péril autrement catastrophique pour l'avenir ». Dans sa dernière lettre, Dominique Venner dit se « sacrifier pour rompre la léthargie qui nous accable » : « Je m'insurge contre le crime visant au remplacement de nos populations », conclut-il. Savourant cet hommage, Renaud Camus lui retournera le compliment dans un discours prononcé le 31 mai 2013 sur le parvis de la cathédrale Notre-Dame de Paris : « Cette mort de Dominique Venner, nous lui devons d'en faire un point de non-retour. »
Au même moment, dans une salle parisienne, se tenait l'hommage des siens à Dominique Venner, celui de cette extrême droite à la fois intellectuelle et radicale dont les références sont explicitement celles de la révolution conservatrice allemande, à la fois païennes et européennes, identitaires et élitaires. Une vidéo en témoigne qui mérite d'être vue jusqu'au bout (sous l'onglet Prolonger), pauses chantées comprises : Les Lansquenets, La Petite piste, J'avais un camarade, les trois chants retenus sont tous des versions françaises de chansons prisées par la Wehrmacht. Entre un Espagnol phalangiste et un Italien rouge-brun, on y entend dans la bouche des orateurs au moins deux références au « grand remplacement » de Camus.
A la tribune, l'hommage sans doute le plus fidèle, car le plus en communion de pensée avec Venner, est celui d'Alain de Benoist, principal théoricien de cette nouvelle droite révolutionnaire, habitée par la hantise du métissage et la phobie du multiculturalisme, déterminée à remplacer l'éthique en politique par une esthétique de l'élite. Lequel Alain de Benoist sort de plus en plus fréquemment de son apparente tour d'ivoire intellectuelle pour commenter cette victoire de la stratégie gramscienne d'hégémonie idéologique dont il fut le premier promoteur à droite.
En 2010, il se contentait de saluer « l'anticonformiste Zemmour ». Fin 2014, il le crédite de ne pas parler « au nom de la droite mais du peuple ». Mieux encore, interrogé sur la « remigration », cette expulsion qu'appelle le « grand remplacement », et sur le refus de Marine Le Pen d'employer ce mot, il confie « n'en penser rien, car j'attends qu'on m'explique en quoi cela pourrait consister ».
Habile et politique, sa réponse discute la faisabilité, pas l'éventualité : « J'ai lu avec attention toutes les mesures proposées par les tenants de la "remigration". Ce sont des mesures qui, si elles étaient appliquées, auraient certainement pour effet de diminuer les flux migratoires, de couper certaines pompes aspirantes, de décourager d'éventuels candidats à l'immigration. Ce qui est déjà beaucoup. Je n'en ai pas vu une seule, en revanche, qui soit de nature à faire repartir vers un improbable "chez eux" – avec, on le suppose, leurs parents "de souche" – des millions de Français d'origine étrangère installés ici depuis parfois des générations et qui n'ont nullement l'intention d'en bouger. Cela dit, tout le monde n'est pas forcé d'être exigeant sur le sens des mots. Et il n'est pas interdit non plus de rêver… »
Contre le « tout est possible » totalitaire
Le rêve qu'évoque Alain de Benoist est évidemment le cauchemar de tous ceux qui restent attachés aux plus élémentaires valeurs démocratiques. Mais son propos éclaire la sombre dynamique dont il s'accommode volontiers : peu importe le sens des mots, l'essentiel étant qu'ils rendent possible le rêve – notre cauchemar. Car de quoi parle-t-on ici, très paisiblement, comme s'il s'agissait d'un problème physique de flux et d'échangeur sur une autoroute ? Rien moins que de la possibilité pratique d'une émigration forcée de Français et de résidents en France parce qu'ils sont « d'origine étrangère » !
Dans ses écrits sur le totalitarisme, la philosophe Hannah Arendt se référait toujours à cette affirmation de David Rousset dans L'Univers concentrationnaire, paru en 1946 à son retour des camps nazis : « Les hommes normaux ne savent pas que tout est possible ». Le propre des idéologies totalitaires, c'est de rendre possible l'impossible et, donc, l'impensable. D'où le rôle essentiel d'un langage habilement meurtrier, de cette langue de tous les jours qui habitue, accoutume, prépare au pire, met en condition au point de le rendre souhaitable, acceptable, faisable.
Du témoin Victor Klemperer au philosophe Jean-Pierre Faye, en passant par l'historien Johann Chapoutot déjà cité, une littérature abondante nous avertit de ce piège : l'idéal démocratique, c'est au contraire l'affirmation que tout n'est pas possible, et notamment pas la destruction de l'humanité par l'homme.
Tout n'est pas possible, et tout n'est donc pas dicible dans l'espace public comme s'il s'agissait d'une opinion en valant une autre – et notamment pas que les Noirs sont inférieurs aux Blancs, que l'Islam est inférieur à la chrétienté, que les musulmans ne sont pas européens, que les Juifs dominent les médias, que l'expulsion des Français d'origine étrangère est une solution, que la stigmatisation d'une religion est légitime, que la discrimination à l'embauche l'est tout autant, tout comme le contrôle au faciès, etc. C'est ce que, pour ma part, je n'ai cessé de rappeler, d'articles en livres, face à cette régression française commencée il y a trente ans. C'est, hélas, ce que politiques, intellectuels et journalistes, ont trop souvent renoncé à défendre, concédant sans cesse du terrain à ce nouveau racisme transgressif, comme en ont encore témoigné les soutiens à Éric Zemmour au nom du libre débat d'opinion (quelques exemples ici, là,là, là aussi et encore là).
Il est aisé de faire porter la principale responsabilité à Nicolas Sarkozy dont la présidence a libéré tous les monstres du passé, se plaçant d'emblée sous la terrifiante promesse d'un « ministère de l'identité nationale et de l'immigration » tenu par un transfuge socialiste. De fait, la radicalisation, entre 2007 et 2012, de la droite anciennement gaulliste fut la double mort symbolique de Charles de Gaulle : en ouvrant grand la porte aux nostalgiques du pétainisme et de l'OAS, aux héritiers de la collaboration et de la colonisation, le sarkozysme a tué le gaullisme résistant de 1940 et le gaullisme décolonisateur de 1962. Mais l'évolution ayant rendu possible, et si facile, ce meurtre symbolique s'est jouée en amont, sous la quiétude apparente du chiraquisme, dans un paysage politique dont le premier acteur à gauche était l'actuel président de la République, alors premier secrétaire d'un PS défait à la présidentielle de 2002.
Dans un grand écart entre le monde et la France, entre la position défendue à l'ONU contre la guerre des civilisations étatsunienne et les accommodements politiciens avec l'islamophobie française, la seconde présidence Chirac fut l'occasion manquée, avec la complicité de la gauche socialiste. Au lieu de cet imaginaire alternatif qu'appelaient les désordres du monde, cette tentation de la guerre sans fin des identités, le Parlement français, droite et gauche unanimes, vota, en 2004, une loi discriminatoire contre une religion, l'islam, au prétexte de défendre une laïcité entendue, à tort, comme l'interdiction d'afficher publiquement sa croyance. Dans la foulée, la majorité de droite vota, en 2005, une loi proclamant le rôle positif de la colonisation. Si la seconde a été depuis heureusement corrigée, la première fut prolongée sous la droite en 2012 par une circulaire, que la gauche n'a pas abrogée, étendant la discrimination contre l'islam aux mères d'enfants scolarisés à l'école publique.
Les mots de Zemmour, Camus, Houellebecq ne sont pas hors sol. Ils accompagnent des politiques étatiques et des vulgates médiatiques qui, depuis dix ans, légitiment une désignation négative de nos compatriotes musulmans, de leur croyance, de leur culture et de leur histoire. C'est ainsi que commence l'apprentissage des ségrégations, et cette propédeutique infernale de l'inégalité est sans fin, n'épargnant dès lors aucune minorité, aucune différence, aucune dissemblance.
On ne peut l'enrayer qu'avec un imaginaire concurrent, qui mobilise et rassemble, entraîne et élève. Rien ne sert de faire la morale ou la leçon aux idéologies racistes, et c'est bien pourquoi on ne s'abaissera pas à en débattre. Notre choix est de les combattre par la défense de la France telle qu'elle est, telle qu'elle vit, telle qu'elle travaille, multiculturelle, plurielle, diverse, riche du monde qui fit sa richesse.
Loin d'être une idée abstraite, cette défense appelle des solidarités concrètes. Une politique de l'empathie, un souci des causes communes, un refus des silences complices. Car rien n'est plus désolant, aujourd'hui, que la solitude qui entoure l'humanité, ces hommes, ces femmes, ces enfants que les idéologies racistes ici inventoriées envisagent d'exclure, d'expulser, de déporter. Lors d'une rencontre provoquée par mon livre Pour les musulmans, avec l'association Mamans toutes égales, l'une des intervenantes suggéra que le pire, « ce n'étaient pas les bruits de bottes, mais le silence des pantoufles ». Notre silence, votre silence. Si d'aventure, nous ne réussissons pas collectivement à empêcher la catastrophe qu'appellent de leurs vœux Camus, Zemmour et Houellebecq, nous nous souviendrons avec honte de cette alarme.