SOMMAIRE

Rechercher dans ce blog

jeudi 5 avril 2012

Souleymane Bachir Diagne : « Rien de grand ne se joue plus chez vous» 03 AVRIL 2012 | PAR ANTOINE PERRAUD



 

 

Souleymane Bachir Diagne, professeur d'études francophones et de philosophie à l'université Columbia de New York, avait été filmé (dans la vidéo ci-dessous) lors d'un passage à Paris, en décembre 2010, pour un article de Mediapart consacré à « l'islam comme chiffon rouge ». Né en 1955 au Sénégal, ancien élève de l'École normale supérieure de la rue d'Ulm, agrégé de philosophie, docteur d'État, professeur invité au Collège de France, membre du Conseil du futur de l'Unesco, Souleymane Bachir Diagne a reçu en 2011 le prix Edouard Glissant, qui récompense chaque année depuis 2002 un auteur ou un artiste fidèle aux valeurs de l'écrivain martiniquais, pour traiter de la diversité culturelle, des relations Nord-Sud, de la raison post-coloniale, du métissage et de toutes les formes d'émancipation.

Maîtrisant parfaitement l'anglais, l'arabe et le français, Souleymane Bachir Diagne se veut à cheval entre les sciences et la philosophie. Il s'est abreuvé aux sources occidentales comme africaines du savoir, jonglant avec les langues et les cultures plurielles du Sénégal. Ses deux derniers ouvrages sont : Comment philosopher en islam ? (Panama, 2008) et Bergson postcolonial – L'élan vital dans la pensée de Léopold Sédar Senghor et de Mohamed Iqbal(CNRS, 2011).

Après l'affaire Mohamed Merah de Toulouse, dont les effets sur l'opinion ne relèvent pas uniquement des simples sondages électoraux, et alors que la patrie des droits de l'homme dérive toujours un peu plus vers les fantasmes sécuritaires charriant le racisme et la crainte d'un islam réduit au rôle d'épouvantail, nous avons interrogé Souleymane Bachir Diagne. Son regard, de biais mais aigu, pourrait aider la République à se ressaisir...


Comment considérez-vous la France
?

Souleymane Bachir Diagne. Je demeure marqué par un sondage, parmi tous ceux qui sont tombés ces temps derniers, selon lequel un bon tiers de l'électorat, en France, envisagerait de voter pour l'extrême droite. Il y a là quelque chose de trouble, non seulement du fait que le rejet et la stigmatisation de l'étranger apparaissent plus ou moins acceptés, mais aussi parce que la plupart des candidats semblent tétanisés par un tel état de fait.

Nous l'avons constaté jusque dans leur approbation tacite de l'exploitation faite de la tragédie de Toulouse, qui consistait à transformer un tel drame, dont les origines tenaient de l'aberration, en une menace permanente pour la sécurité de la France.

En y voyant de l'aberration, renoncez-vous à penser l'événement
?

J'ai été, en tout état de cause, effaré par la furie homicide. Et je ne peux suivre certaines explications mécaniques parfois avancées pour interpréter le geste du meurtrier, en particulier le chômage
 : à ce compte, le monde aurait déjà sombré dans le chaos !

Cependant, il faut toujours demander à comprendre. Il faut rendre raison de l'aberration, mais pas en agitant une menace imminente, qui plonge le peuple dans l'effroi et le rend reconnaissant envers un président protecteur...

Personnellement, je ressens une double peine, un désarroi multiplié, en tant qu'intellectuel musulman. À l'infinie souffrance éprouvée pour les victimes et leurs proches, s'ajoutent les accusations et les soupçons à l'encontre de l'islam et de l'immigration.

Même si je ne m'identifiais pas à de telles figures, les regards extérieurs m'y assigneraient. Il est douloureux de se sentir ainsi fixé, jugé, banni, par certains secteurs de la société agités par une droite et une extrême droite, qui trouvent expédient de manœuvrer en ce sens. Au point de prendre en otage la campagne électorale...

Qu'est-ce qui vous semble dégradé
?

La possibilité même de réfléchir à un autre monde, de sortir d'une crise permanente, d'échapper à l'emprise de la finance sur le politique. TV5 demeure, à New York, ma source audiovisuelle principale et j'ai pu mesurer l'autre jour, en regardant Eva Joly, à quel point elle soulevait, difficilement, dans l'indifférence, des questions cruciales pour l'avenir, comme l'aide au développement dont elle souhaiterait qu'elle atteignît des niveaux scandinaves.

Ces interrogations sont balayées, pour remettre sur le tapis l'affaire Mohamed Merah, que la France semble condamnée à traîner, sinon traiter, jusqu'à l'élection...

Qu'est-ce que cela dit de nous
?

Aimé Césaire l'a énoncé voilà déjà plus d'un demi-siècle
 : ce qui peut arriver de pire à une nation, c'est une « crise d'initiative ». Or d'une manière diffuse et pesante, rien de grand ne se joue plus chez vous. Les observateurs en viennent à parler d'une« abstention active ». Votre énergie semble happée par un fait divers atroce et surexploité, alors que le nucléaire dans le sillage du Fukushima, le changement climatique, voire la construction européenne, devraient être au centre de vos préoccupations.

 


Des stéréotypes toujours attisés

Y a-t-il, selon vous, une meilleure santé démocratique outre-Atlantique?

Les populations musulmanes et issues de l'immigration sont bien mieux intégrées en Amérique, même si elles se sentent parfois réprouvées, comme on a pu le constater lors de l'attentat manqué de Times Square en mai 2010, par exemple.

Une surveillance spéciale et accrue s'exerce à l'encontre des musulmans. Une association d'étudiants musulmans, la MSA, fut examinée sous toutes les coutures par le FBI. Les campus ont réagi dans une sorte d'unanimité, condamnant de telles atteintes aux libertés, obligeant les autorités universitaires à monter au créneau. C'est un bon signe que de se montrer ainsi attaché aux droits de tous, plutôt que de laisser s'indigner les seuls groupes concernés.

Toutefois, en Amérique aussi se fait jour une plus grande tolérance à l'intolérance dont l'islam fait l'objet...

Côté français, le legs colonial aggrave-t-il la situation
?

Le facteur colonial et post-colonial pèse sur une France qui n'a pas su faire face à son passé, en particulier pour ce qui touche à la guerre d'Algérie. Le ping-pong macabre qui s'est joué autour de la dépouille de Mohamed Merah, français considéré avec de plus en plus d'insistance comme algérien au grand étonnement de l'Algérie, fut, hélas
 !, parfaitement emblématique.

Un président français né en 1955 aurait pu échapper à de telles œillères, non?

Nicolas Sarkozy me semble jouer cette carte de l'idéologie française de manière cynique et pragmatique même si, au fond, une telle politique ne correspond sans doute pas à sa modernité décomplexée, délestée du fardeau de la mémoire coloniale. Mais il compte avec la réalité de son parti et de son électorat. Et pour triompher, il croit devoir capter, à intervalles réguliers, les mémoires d'extrême droite, qui ont à peine besoin d'être réactivées sur le sujet pour embrayer...

Avez-vous l'occasion de ressentir cette moisissure française?

L'inhospitalité n'a pas cours dans le milieu universitaire français que je fréquente lors de mes déplacements. Cependant, je reste en contact avec des amis immigrés, ou des étudiants sénégalais, qui me font comprendre que la France dans laquelle ils tâchent de vivre n'a rien à voir avec celle dans laquelle j'ai poursuivi mes études. Je n'ai pas la nationalité française, mais j'ai le sentiment de faire partie de la culture française. Eux, non. Ils sont regardés autrement et atteints par des événements qui autorisent trop de Français à faire flèche de tout bois contre les immigrés et l'islam.

Manque-t-il des voix fortes et audibles propres à cet islam de France
 ?

Oui. Mon oui est franc et massif, tant il en va des valeurs humanistes universelles. Longtemps, j'ai été agacé de devoir proclamer à tout bout de champ que les crimes commis par certains islamistes, ou prétendus tels, n'avaient rien à voir avec l'islam
 : n'était-ce pas, finalement, une façon de laisser mettre en accusation l'islam que j'entendais soustraire à de tels réquisitoires?

Il n'existe certes pas une tradition capable de rassembler différentes communautés musulmanes pour défiler de concert et dire non. Il faut pourtant qu'apparaisse un islam des Lumières, aux antipodes de l'ignorance et du fanatisme.

Est-ce une question de confiance?

De confiance mutuelle et de confiance en soi. Sur ce dernier point, les intellectuels musulmans ont un rôle important à jouer, pour renvoyer une image de soi, un discours clair, auxquels les croyants pourront s'identifier en se montrant attachés aux valeurs universelles de leur religion.

Mais il faut aussi que la société d'accueil cesse de vivre dans des stéréotypes toujours attisés : l'islam serait un monde où les femmes vivraient un enfer permanent et où les hommes seraient sadiques. Tous les Français qui se persuadent que l'islam s'avère à jamais une société fermée vivent eux-mêmes dans une société profondément close...

 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire