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lundi 5 mars 2012

De la boucherie traditionnelle au halal, passage de témoin en douceur 05.03.12 | 21:09 | LE MONDE Elise Vincent


Il a pris sa retraite à 58 ans, le jour de l'ouverture de la chasse. Le temps n'était pas mauvais. L'un de ses derniers clients lui a fait la surprise de déboucher une bouteille de champagne à la boutique. Une autre lui est tombée dans les bras en pleurant. C'était il y a tout juste cinq mois, le 25 septembre 2011, après quarante-quatre années de boucherie, et Yves Béguin veut croire que c'est par attachement à sa bonne viande : "Quand je suis parti, les gens ont congelé des paupiettes."

A Pantin (Seine-Saint-Denis), M. Béguin était le dernier de sa lignée. De celle qu'il appelle, avec son parler fort et son accent natal d'Etricourt (Somme), les"traditionnels". Comprendre, les bouchers qui ne sont pas "halal".Depuis son départ, cette commune de 52 000 habitants de la petite couronne parisienne n'a, pour la viande à la coupe, plus que des boucheries musulmanes. Et à commencer par le maire, Bertrand Kern (PS), qui l'a "obligé à faire un an de plus", M. Béguin sait que ça en a chagriné plus d'un.

Du petit manoir de Picardie qu'il s'est offert en récompense de ses années de labeur, où il passe désormais la moitié de ses semaines, M. Béguin a pu entendre, samedi 18 février, les propos polémiques de la candidate du Front national à l'Elysée, Marine Le Pen, sur les abattages rituels."C'est archifaux que toute la viande d'Ile-de-France est halal !", proteste-t-il. La disparition des bouchers "traditionnels" et l'essor des "halal", par contre, "ça...", souffle-t-il.

C'est qu'à Pantin, où plus de 20 % de la population est étrangère, beaucoup de vieux bouchers ont, ces dernières années, remisé leur taillanderie au profit de repreneurs musulmans. Comme dans d'autres communes qui accueillent une forte immigration, le passage de relais s'est fait au gré des départs en retraite et de la désaffection du métier.

Avec ses tempes blanches et ses rondeurs acquises au fil des matins à Rungis, M. Béguin en parle aujourd'hui de façon décontractée. Mais ça lui a pris un peu de temps. Car lui aussi a en fait cédé à "un halal" : un jeune homme d'origine marocaine, 33 ans, naturalisé, encore sans papiers au début des années 2000.

Lorsque M. Béguin a organisé son pot de départ, en novembre 2011, dans une école de Pantin où il avait convié plus de 200 personnes, c'était un non-dit omniprésent. A côté du buffet, il y avait là le maire, sa femme, la teinturière, toute la clientèle d'habitués de M. Béguin. "Le métier n'existe plus, que voulez-vous !", avait confié, Mme Brassac, centenaire de la ville, à la retraite depuis 1970.

Ses états d'âme sur l'évolution de la profession, M. Béguin les justifie, malgré lui, à travers le récit de ses débuts. Une carrière démarrée à "14 ans et un mois" dans une campagne du Pas-de-Calais parce que "l'odeur du sang ne le dérangeait pas". Un endroit où les"rares Maghrébins" étaient, au mieux, ceux qui "vendaient les tapis sur les marchés". Au pire, ceux que "détestaient les anciens d'Algérie".

CLIENTÈLE "PLUS JEUNE"

Au fil de ses années à Pantin, comme résident d'abord, à partir des années 1980, puis comme boucher, dès l'an 2000, M. Béguin a bien vu sa ville "changer". "Six magasins" sont devenus "des taxiphones" ou des "boucheries halal ", a compté son épouse, blonde fragile, assise à côté de lui. Mais M. Béguin a préféré miser sur les "bourgeois bohèmes" qui s'installaient, eux aussi, progressivement sur la commune. Pour eux, il ne vendait que produits"bio" et viande "d'origine France".

Ce n'est qu'à l'heure de la quête d'un repreneur que M. Béguin a vraiment été confronté à l'évolution sociologique de son environnement. "Pour le quartier", il tenait absolument à un"traditionnel". Pour trouver un héritier digne de l'appellation, il est allé jusqu'à confier la tâche à une agence spécialisée. Mais après cinq mois de recherches, il a compris qu'elle n'y pourrait rien. Et de guerre lasse, il a déposé une annonce sur Lebon coin.fr.

Pointilleux, les Béguin ont tenu à recevoir, un à un, les postulants dans leur boutique, située près de l'église. Une dizaine en tout. "Des Maghrébins", tous. "Même si on savait que ça serait un halal, on voulait quelqu'un avec une certaine prestance", justifie Mme Béguin. Finalement, ils ont trouvé Lahcen Hakki et ont tout bradé : 65 000 euros le fond, sans même la prise en compte du chiffre d'affaires - "le prix d'il y a dix ans".

Face à ce qui lui paraissait comme un grand chamboulement, M. Béguin a toutefois trouvé ses marques dans une sorte de transmission douce de son savoir. Une ou deux fois par quinzaine, à chaque retour de ses virées campagnardes, il résiste mal à l'envie de saluer son successeur. Comme une excuse au dérangement, il dispense alors ses conseils : "Je lui ai donné ma recette des merguez (...) et une astuce pour que les côtes de veau restent tendres", détaille-t-il.

Derrière la devanture qu'il a rehaussée d'un store rouge où claque désormais "boucherie halal"en lettres blanches, M. Hakki, carrure large, bouc brun, yeux rieurs, jure qu'il accueille avec"plaisir" les virées inspectrices de M. Béguin. "J'ai toujours appris sur le tas avec les Français !", assure-t-il. Avant la boucherie, au Maroc, il a été, tour à tour, tailleur pour femme, maçon et plâtrier.

M. Béguin aurait voulu le convaincre de constituer un petit rayon de bouteilles de vin, comme il l'avait créé pour ses "bobos". Mais M. Hakki a refusé : "On n'a pas le droit à l'alcool dans la religion musulmane, vous savez ?""Je lui ai dit : "L'Arabe du coin, il en vend bien du vin !"", raconte le retraité. M. Hakki a fini par céder sur les produits bio : "Mais ça ne se vend pas vraiment", glisse-t-il.

A l'ex-boutique des Béguin, M. Hakki a aussi ajouté sa touche personnelle. Sur la vitrine réfrigérée, il a placé deux plats à tajine et des dattes d'Algérie. Sur les étagères, il propose du couscous et des épices orientales. La viande, elle, vient maintenant des "Pays-Bas, de Belgique, d'Irlande et d'Allemagne". Des produits moins chers qui lui ont attiré une clientèle "plus jeune et plus regardante sur les prix".

L'inscription "halal" de la devanture a toutefois fait fuir les plus âgés :"J'ai bien vu que les petites mamies avaient du mal à pousser la porte", admet M. Hakki. Certains clients ont aussi été déçus de ne plus trouver de porc. Il faut désormais compter trois stations de métro en direction de Paris si l'on tient à des rillettes faites maison. "La plupart se sont rabattus sur d'autres viandes", assure M. Hakki. Dans la ruelle en pente douce bordée d'immeubles gris où la boucherie poursuit sa vie, le bistro voisin s'appelle L'Avenir.

>>> Lire notre Analyse"Le halal ou les risques de l'opacité".


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