à 12h44 • Mis à jour le 28.03.2012 à 18h59
Par Aureliano Tonet (propos recueillis)
Rarement film n'aura eu un si tragique pouvoir de prémonition. La Désintégrationest sorti le 15 février sur les écrans français. Nourri par une longue enquête de terrain, tourné avec un budget modeste, il décrit sans pathos le basculement de trois jeunes de l'agglomération lilloise, Nasser, Ali et Hamza, dans le terrorisme islamiste. Rétif aux explications définitives, son auteur, Philippe Faucon, a préféré réunir un faisceau d'indices éclairant leur passage à l'acte : blessure narcissique, rupture familiale, scolaire ou professionnelle, fragilité psychologique, petite délinquance... Depuis L'Amour, son premier long-métrage en 1990, Philippe Faucon chronique les émois et le désarroi de la jeunesse des quartiers périphériques.
Quelle a été votre réaction lorsque vous avez appris les actes commis parMohamed Merah ?
J'ai été ramené brutalement à la période où je travaillais sur l'écriture de La Désintégration. En particulier, à propos de la tuerie de l'école Ozar-Hatorah. Cet acte monstrueux a eu un précédent en 1995, même si les conséquences ne furent pas les mêmes. Une bombe artisanale a explosé devant une école juive de Villeurbanne, dix minutes avant la sortie des enfants. Khaled Kelkal (principal suspect de l'attentat raté sur la ligne TGV Paris-Lyon, tué par la police en 1995)reste soupçonné d'être l'auteur de cet attentat.
Dans les deux cas, il y a quelque chose qui est en dehors de toute compréhension humaine : comment un individu peut-il en arriver à poser une bombe à la sortie d'une école ? A exécuter des enfants de 3 à 7 ans en raison de leur appartenance confessionnelle ? Pour les fanatiques et les terroristes, les victimes ne comptent pas. Elles sont désincarnées, déshumanisées, au regard de ce dont ils se réclament. Le remords et la culpabilité sont absents.
Mohamed Merah dit qu'il a exécuté les enfants de l'école Ozar-Hatorah pourvenger les enfants palestiniens tués à Gaza. Ce qui est ignoble et irrecevable. Car si l'on est révolté parce que des enfants palestiniens sont tués par l'armée israélienne, on le dénonce avec toute sa force et toute son énergie, mais il est impossible de prétendre venger la mort d'enfants par le meurtre d'autres enfants. On se situe là dans la barbarie pure.
Mohamed Merah se serait radicalisé seul. Pourquoi avez-vous choisi defilmer un groupuscule organisé, et non un terroriste solitaire ?
Parce que dans un film, le groupe permet la parole, même à sens unique. Et que l'intérêt de ce projet était de décrire comment cette parole opère : au premier garçon qu'il approche, en rupture familiale et à la rue, l'endoctrineur dit : "Si tu es seul aujourd'hui, au point de demander à un étranger de t'héberger, c'est parce qu'en France, on a tout fait pour que tu ne sois plus rien." La fois d'après, il lui dit :"Maintenant, il ne faut plus rester qu'avec tes frères."
Au second, qui a le sentiment que l'avenir lui est barré, il dira : "Ils ont eu besoin de vos parents pour ramasser des poubelles ou tenir des marteaux-piqueurs, mais si vous aspirez à autre chose, là, ils ne veulent plus de vous." Et ainsi de suite, jusqu'à les amener à cette idée : "A partir de maintenant, vous n'êtes plus des Français. Vos frères, ce sont les moudjahidin, ceux qui se battent en Palestine ou en Afghanistan."
La mère de Mohamed Merah aurait affirmé n'avoir plus "aucune influence" sur lui. C'est également le cas dans votre film, qui montre une mère horrifiée par l'acte de son fils.
Dans le film, la mère intervient plusieurs fois, pour dire des choses comme : "Si tu veux parler de religion, fais-le sans cris et sans haine." Mais arrive un moment où cette parole n'opère plus, parce qu'elle paraît dépassée par rapport à la proposition de violence de l'endoctrineur. Lorsque le plus jeune des fils se laisse pousser la barbe, sa soeur lui dit : "Tu sais que tu ressembles de plus en plus à Ben Laden ?"Il répond : "Oui, et alors ? Lui au moins, il est reconnu ! Parce qu'il fait peur ! Vous, vous faites rire, avec vos associations qui ne servent à rien !" Le discours de l'entourage familial achoppe parce que ce sur quoi il est fondé est déconsidéré.
Les trois terroristes de La Désintégration ciblent le siège de l'OTAN, à Bruxelles. Mohamed Merah a lui aussi choisi de frapper des militaires. Pourquoi, selon vous, l'armée est-elle visée ?
Mohamed Merah le dit lui-même : parce que l'armée est intervenue contre "ses frères". Un psychanalyste évoquerait peut-être le fait que Mohamed Merah a lui-même été refusé par l'armée. En ce qui me concerne, j'imagine - c'est une pure supposition - que cette idée lui a été mise dans la tête au cours de ses voyages enAfghanistan, par ceux qui combattent les forces de l'OTAN présentes sur place.
Plus encore que le titre, l'affiche de La Désintégration - une surimpression du drapeau français sur le visage des deux personnages - pointe la faillite du modèle républicain. Quelle est, selon vous, la part de responsabilité des institutions françaises ?
La faillite du modèle républicain a lieu quand ce que dit l'endoctrineur de mon film est ressenti comme vrai par les jeunes garçons visés par son approche : "Liberté, Egalité, Fraternité, c'est du vent ! Ce qu'il faut comprendre, c'est Liberté, Egalité, Fraternité entre Blancs !" C'est à partir de sentiments de discrimination de cet ordre que le modèle républicain est décrédibilisé. J'ai entendu dire que "c'est le communautarisme blanc qui crée les communautarismes". Cela ne fait pas forcément le lit du terrorisme, mais cela peut provoquer des explosions de violence, comme en novembre 2005.
Il faut bien garder en tête que le parcours d'un Mohamed Merah reste extrêmement marginal, même s'il y a toutes les raisons de réfléchir aux questions qu'il pose. Si les actes commis par lui l'avaient été par un néonazi, comme cela a été envisagé, on ne les aurait pas associés à autre chose qu'une dérive individuelle pathologique et des références idéologiques marginales.
Vos films prennent régulièrement le pouls de la jeunesse des banlieues. Sentez-vous une crispation croissante ?
Il y a une chose que je voudrais livrer à notre réflexion à tous, à partir de l'expérience de La Désintégration. La question des enfants palestiniens tués à Gaza, je l'ai souvent entendu évoquer, avec colère et violence, par des jeunes que j'ai rencontrés lors de l'écriture du film. Ces jeunes avaient presque toujours le sentiment que ces victimes-là n'ont pas droit de cité. Ont-ils ce sentiment à tort ou à raison ? N'y a-t-il pas là une autre forme de désincarnation des victimes et de barbarie ? Une enseignante d'un lycée de banlieue que j'ai consultée lors de l'écriture de La Désintégration m'a confié que, dans sa classe, la majorité des élèves n'a pas accepté d'observer une minute de silence en mémoire des enfants tués par Mohamed Merah, en répondant qu'il aurait fallu faire de même pour les enfants tués en Palestine.
Après le dénouement du siège de Toulouse, j'ai entendu Nicolas Sarkozy dire que Mohamed Merah était un monstre et qu'il n'y avait rien d'autre à comprendre de son parcours. Ce qu'a fait Mohamed Merah est effectivement monstrueux. Mais ce n'est pas en se limitant à dire cela qu'on évitera que cela se reproduise. C'est le second attentat de ce type en France, à seize ans d'écart. Il suffit d'aller voir sur les sites de partage de vidéos, où l'on trouve des images d'enfants tués à Gaza, et de parcourir les réactions qu'elles suscitent, pour prendre la mesure de toute la violence qui peut être en germe.
Aureliano Tonet (propos recueillis)
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