samedi 27 septembre 2014

ENQUÊTE Au Front national, des sensibilités opposées s'organisent en vue du congrès


Par Abel Mestre, Le Monde

Au sein du parti, qui tient son congrès en novembre, il n'y a officiellement ni courants ni motions. Mais des tendances se dessinent.

Officiellement, ils n'existent pas. Le Front national serait le seul parti en France où les courants de pensée sont absents du débat interne. « Nous avons une force : nous sommes très unis, même idéologiquement, assure ainsi Florian Philippot, le numéro deux du parti. La force du FN est de ne pas être dans des querelles de chapelles. Il n'y a aucun avantage à aller dans la voie des motions, des courants. C'est le principe même des partis qui se cherchent. Ça ne mène à rien. »

Pourtant, la réalité semble plus complexe. Si la parole et l'autorité de Marine Le Pen, la présidente du parti d'extrême droite, ne sont pas discutées, des sensibilités différentes s'affirment dans son entourage. « Même si ce ne sont pas des courants structurés, nous voyons des tendances qui se mettent en place, qui sont destinées à s'affronter tôt ou tard », note Sylvain Crépon, politologue spécialiste de l'extrême droite qui enseigne à l'université de Tours.

« NATIONAUX-RÉPUBLICAINS » CONTRE « LIBÉRAUX-CONSERVATEURS »

Deux figures du parti incarnent ces courants en devenir. D'un côté, Florian Philippot est le héraut de ceux qui se nomment les « nationaux-républicains », ou « nat-rep ». Ils se reconnaissent dans la posture gaulliste affichée par M. Philippot, dans sa défense de l'assimilation – tout en plaidant pour l'arrêt de l'immigration – ainsi que dans son souverainisme, sa posture anti-monnaie unique et interventionniste dans le domaine économique. Ils se disent plus volontiers « Bleu Marine » que Front national.

M. Philippot se défend de toute intention de créer un courant. « Je suis parfaitement à l'aise avec la ligne du parti, je n'ai pas besoin d'incarner une tendance », affirme-t-il. Pourtant, les collectifs étudiants, lycéens et enseignants lancés depuis un an se font dans son orbite. Et pourraient bien constituer la base d'une tendance structurée pour les années à venir.

De l'autre côté se trouvent Marion Maréchal-Le Pen et les « libéraux-conservateurs ». Se revendiquant clairement de droite, la députée du Vaucluse cherche à lancer des ponts aussi bien vers l'UMP qu'en direction de mouvements radicaux de la sphère identitaire. Catholique revendiquée, elle n'hésite pas à participer, au contraire de Florian Philippot et de Marine Le Pen, aux rassemblements de La Manif pour tous. Elle défilera d'ailleurs le 5 octobre, première étape avant de sillonner les fédérations frontistes en vue du congrès du parti, fin novembre.

MONTÉE EN PUISSANCE DE MARION MARÉCHAL-LE PEN

Economiquement libérale, elle n'a pas pour obsession la sortie de l'euro et estime que « l'Etat a fait la France, l'étatisme l'a tuée », et que « l'Etat stratège n'a pas toujours fonctionné »« On a siphonné à gauche tout ce que l'on pouvait. Reste la droite. Mais notre programme économique leur fait peur », lâche un partisan de Mme Maréchal-Le Pen. Cette tendance entend s'opposer à ce qu'elle considère être la « liquidation » du FN par certains considérés trop à gauche. « Chavez, on s'en fout ! », explique le supporteur de Mme Maréchal-Le Pen.

La jeune élue monte en puissance au sein du FN. La preuve ? Elle devrait affronter Alain Juppé, jeudi 2 octobre, lors de l'émission « Des paroles et des actes » sur France 2. Une autre manière de compter dans un parti où l'ascension interne doit beaucoup à la présence médiatique.

Aymeric Chauprade, le conseiller de Marine Le Pen pour les questions internationales, est une autre figure de ce courant. Au cours de l'été, il a écrit un texte qui fait office de manifeste sur les questions d'immigration et de politique internationale, où la question du « grand remplacement » tient une place importante. 

Cette thèse, forgée par Renaud Camus et portée par l'extrême droite identitaire, pose qu'une substitution de population est à l'œuvre, une immigration de « peuplement » remplaçant progressivement la population française d'origine, avec la bénédiction d'un « pouvoir remplaciste ».

En tout cas, la ligne incarnée par la députée peut convenir aussi à un autre courant, plus structuré, mais plus ou moins en sommeil : celui des soutiens de Bruno Gollnisch. Pour la plupart « nationaux-catholiques », les pro-Gollnisch goûtent peu l'aggiornamento économique et étatiste impulsé par M. Philippot. Cependant, les prises de position pro-Israël de M. Chauprade empêchent le ralliement de ces « antisionistes ».

UN CONGRÈS SANS MOTIONS

L'un des enjeux du congrès frontiste, les 29 et 30 novembre à Lyon, où Marine Le Pen n'a pas de candidature concurrente pour sa succession, sera de départager Florian Philippot et MmeMaréchal-Le Pen. Au FN, où il n'y a pas de motions ni de textes fondateurs autour desquels peuvent se fédérer les militants, l'élection des membres du comité central – le « parlement » du parti – directement par les adhérents sera un bon thermomètre de leur popularité : on verra qui de l'un ou de l'autre recevra le plus de suffrages.

Marine Le Pen ne nie pas, elle, l'existence de sensibilités : « Ce n'est pas nouveau, c'est même nécessaire. » « J'ai besoin des deux plateaux de la balance », résume-t-elle au Monde« Leurs positions sont compatibles. A un moment, il y a eu une incompréhension mais chacun a trouvé sa place et les relations sont hyperproductives », continue la présidente du Front national, qui rejette toute idée de synthèse.

« On doit trouver un point d'équilibre. Par exemple, en économie, entre la nécessité d'intervention d'un Etat fort et la liberté économique. »

Un sujet reste plus compliqué : celui de la question israélo-palestinienne. « Certains vont vers Israël, d'autres sont pour la Palestine », résume sobrement Marine Le Pen.

Un cadre explique : « Il y a certes deux lignes de force mais aussi beaucoup de nuances. Beaucoup d'entre nous mixent les deux positions, comme la souveraineté qui ne va pas sans la défense de l'identité. La majorité des adhérents va dans le sens d'un consensus. » Il ajoute : « Il n'y a pas de passion autour du congrès de novembre, il n'y aura pas de mot d'ordre contre tel ou telle. »

dimanche 14 septembre 2014

ENTRETIEN « Les Français ont du mal à se voir comme les descendants d'une immigration »

Par Elise Vincent, Le Monde

Entretien. Pour l'historien Benjamin Stora, qui prend lundi la tête de la Cité de l'histoire de l'immigration, l'enjeu est « le décloisonnement des imaginaires ».

Le 1er août, l'historien Benjamin Stora, 63 ans, a été nommé par le premier ministre Manuel Valls à la tête de la Cité nationale de l'histoire de l'immigration. Spécialiste du Maghreb, de la décolonisation et de la guerre d'Algérie, il remplace à ce poste Jacques Toubon - devenu entre-temps Défenseur des droits -, qui était à la tête de l'institution depuis sa création, en 2007. La passation de pouvoir entre les deux hommes doit avoir lieu, lundi 15 septembre, à l'occasion de l'inauguration de la nouvelle collection permanente du musée situé dans le 12earrondissement de Paris.

POUR APPROFONDIR

Lire (édition abonnés) : Benjamin Stora nommé à la tête de la Cité de l'immigration

Pourquoi avoir postulé à la direction de la Cité de l'histoire de l'immigration ?

Je travaille sur l'histoire du Maghreb depuis les années 1970 et dès ma thèse sur Messali Hadj [fondateur du nationalisme algérien], j'ai été amené à m'intéresser aux questions d'immigration. Messali Hadj était un immigré et la France a été le lieu de naissance de ce nationalisme algérien. Je me suis également très tôt engagé dans le mouvement associatif sur ces questions, notamment contre le racisme et à l'occasion des marches pour l'égalité. Enfin, il est certain que le fait d'avoir été moi-même un « déplacé » [M. Stora est arrivé en France à l'âge de 12 ans] m'a aussi beaucoup marqué.

Le musée a longtemps eu du mal trouver son public. Comment comptez-vous donner envie d'y aller ?

Avant de donner envie, il y a une réflexion à avoir sur les difficultés. Si ce musée a eu du mal à trouver sa place, c'est d'abord pour des raisons politiques. La Cité n'a jamais vraiment été inaugurée par un président de la République, ni même par un premier ministre.

On a aussi une difficulté plus profonde. Les Français ont du mal à se concevoir comme, en partie, les descendants d'une immigration. En face, vous avez des immigrés qui sont d'abord des émigrés et qui n'ont pas envie de rester des immigrés toute leur vie. Ils veulent se fondre dans le pays d'accueil.

Le problème, c'est de réussir à parler à tous ces publics à la fois : aux Français qui ont du mal à se voir avec des migrants, aux primo-arrivants qui ne veulent plus se considérer comme tels, et à la masse de ceux qui sont les produits de cette histoire.

Vous êtes le chantre de la réconciliation des mémoires. Comment souhaitez-vous vous y prendre ?

Je veux essayer de naviguer entre deux écueils. Celui des tenants d'une identité fixe, fruit d'une histoire qui serait grosso modo celle des « Français de souche » se reproduisant à l'identique depuis toujours, et de l'autre, l'écueil de ceux qui disent que la France n'est qu'un empilement de communautés. Dans un cas comme dans l'autre, ces visions ne veulent pas voir l'histoire en mouvement, et mettent au secret les principes républicains.

Faudrait-il déménager la Cité de l'immigration comme le pensent certains ?

C'est un lieu qui a été attaqué parce qu'il était l'ancien musée des colonies. Vouloir perpétuer une histoire de l'immigration exclusivement à travers l'histoire coloniale, n'était-ce pas l'enfermer ? C'est possible, mais ce débat a été mené il y a dix ans. Maintenant, ce palais de la Porte dorée existe. Bien sûr, il n'a pas la centralité du Quai Branly. Mais je trouve que c'est un lieu magnifique dans lequel on peut faire beaucoup de choses.

Vous êtes un homme de gauche et avez l'oreille de François Hollande sur un sujet comme l'Algérie. Pensez-vous qu'il a eu les bons mots jusqu'à présent pour parler d'immigration aux Français ?

J'estime qu'il fait un acte important en reconnaissant la tragédie du 17 octobre 1961, à Paris [une manifestation de militants du FLN, le Front de libération nationale, durement réprimée par la police française]. C'est un épisode de l'histoire qui a marqué les esprits dans les milieux associatifs. Mais c'était en 2012. Or, depuis 2013, c'est vrai que sur la question des apports de l'immigration à la France, il faut faire plus, avancer. On attend encore de la part du président, et éventuellement de son premier ministre, un grand discours. Cela pourrait s'accompagner d'une inauguration officielle du musée. Il faut réfléchir.

M. Hollande a reculé sur le droit de vote des étrangers : qu'en pensez-vous ?

Personnellement, j'ai toujours été favorable au droit de vote des étrangers. Mais cette mesure doit faire partie d'une politique d'ensemble sur la place des étrangers en France. Il faut que l'on affronte ce problème car de toute façon on est entré dans une phase de mondialisation culturelle et économique. En plus, on est dans une période de décroissance démographique, la France va avoir besoin de bras. Mais personne ne veut aborder cette question car on est dans une phase de repli nationaliste. La classe politique est très frileuse car elle pense que cela peut la couper d'un électorat populaire. Il faut du courage politique.

Aujourd'hui, les plus grandes diasporas immigrées sont originaires du Maghreb. Ce sont aussi celles les plus rejetées. Quelles réponses pensez-vous pouvoir y apporter depuis votre poste ?

Il ne faut pas avoir de tabous. L'immigration qui pose problème aujourd'hui, ce ne sont plus principalement les immigrations européennes, mais les immigrations maghrébines et subsahariennes. Ma préoccupation, à partir de ce constat, c'est de faire en sorte que ces histoires particulières soient mieux connues de la France au sens large et qu'elles irriguent le récit national républicain français et non pas de les traiter en tant que telles, comme séparées de cette histoire. C'est ce que j'appelle depuis trente ans « le décloisonnement des imaginaires ». Cela peut se faire à travers des expositions, des films, des documentaires. Il y a tout un travail de fond à mener et la Cité doit être ce lieu-là.

Un certain nombre de gens pensent que pour mieux connaître cette histoire, on manque de statistiques ethniques…

Sur cette question, il faut être pragmatique. Si on a besoin de statistiques à des moments déterminés de l'actualité, il faut s'en donner les moyens. Mais il ne faut pas avoir de débat abstrait sur le fichage, avec d'un côté les tenants de la République et de l'autre des communautés. A un moment donné, on va avoir besoin, par exemple, tout simplement, de savoir combien il y a de médecins d'origine étrangère en France, ou d'autres catégories sociales.

Vous êtes un grand défenseur de la révision des manuels scolaires d'histoire sur les questions migratoire et coloniale. Peut-on imaginer un partenariat entre la cité de l'immigration et le ministère de l'éducation nationale ?

Absolument. J'ai récemment beaucoup insisté pour que six chapitres de mon livre, avec Abdelwahab Meddeb,Histoire des relations entre juifs et musulmans des origines à nos jours(Albin Michel, 2013), soient publiés sur le portail des enseignants Eduscol. J'ai voulu que ce soient les chapitres sur les sujets les plus sensibles qui y soient : la Shoah, l'histoire coloniale, le conflit israélo-palestinien, etc. Il faudrait que la Cité de l'immigration poursuive dans cette voie.

Vous qui êtes à la fois d'origine maghrébine et de confession juive, comment avez-vous regardé les dérapages qui ont eu lieu lors des manifestations propalestiniennes, au mois de juillet ?

Avec beaucoup de désolation et de tristesse. Je voyais l'affrontement et la haine. Chacun était enfermé dans son point de vue. Or juifs et musulmans ont une mémoire commune de près de treize siècles ! En attendant une solution politique au Proche-Orient, il faut au minimum préserver cette mémoire ! Dans l'absolu, ça pourrait faire l'objet d'une exposition à la Cité de l'immigration.

samedi 13 septembre 2014

A la Meinau, sur les traces des jeunes Strasbourgeois happés par la guerre en Syrie Le Monde.fr | 17.05.2014 à 09h44 • Mis à jour le 17.05.2014 à 14h20


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Opération de police dans le quartier de la Meinau, à Strasbourg, le 13 mai. | REUTERS/VINCENT KESSLER

Depuis leur retour de Syrie, il y a un mois et demi, ils racontaient à leurs proches êtrepartis « faire de l'humanitaire ». Leur récit n'a pas convaincu la section antiterroriste du parquet de Paris. Les sept jeunes hommes interpellés, mardi 13 mai à l'aube, lors d'une opération hautement médiatique menée simultanément dans trois quartiers sensibles de Strasbourg, ont été mis en examen vendredi pour « association de malfaiteurs en lien avec une entreprise terroriste ». Ils ont tous été placés en détention provisoire.

Les perquisitions à leurs domiciles n'ont permis detrouver ni arme ni explosif, et aucun texte n'interdit de se rendre dans une zone de conflit. Mais depuis la loi du 21 décembre 2012, il est possible d'incriminer tout acte terroriste commis hors du territoire – notamment la participation à des camps d'entraînement – et depoursuivre les recruteurs. L'enquête ouverte en novembre visait d'ailleurs à l'origine un certain Mourad Fares, un Lyonnais de 29 ans soupçonné d'embrigader des Français sur les réseaux sociaux.

Ces sept Strasbourgeois, âgés de 23 à 25 ans, font partie d'un groupe d'une douzaine d'individus qui avaient quitté leur domicile familial pour la Syrie en décembre, prétextant des vacances à l'étranger. Deux membres de l'équipée, les frères Yacine et Mourad B., y ont perdu la vie, laissant derrière eux une mère veuve et un petit frère. Rentrés de leur propre chef fin mars, les mis en examen faisaient depuis leur retour l'objet d'une étroite surveillance de la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI).

L'APPEL DU CHAOS SYRIEN

L'enquête, instruite par la juge antiterroriste Laurence Le Vert, tentera de faire la lumière sur leurs agissements en Syrie et depuis leur retour en France, la nature de leur objectif et le processus de leur embrigadement. La justice passera. Mais elle n'épuisera pas une question, lancinante dans un pays qui a vu ces derniers mois plus de sept cents de sesenfants happés par l'aventure de la « guerre sainte » : qu'est-ce qui a poussé ces jeunes musulmans à abandonner leur famille, leur pays, leur petite amie et pour certains leur vie pour seréinventer dans le champ de ruines du chaos syrien ?

Comme nombre de jeunes Français tentés par la guerre civile, les deux frères tués en Syrie et deux des mis en examen sont originaires d'un quartier populaire : la zone urbaine sensible (ZUS) de la Meinau. Si elle traîne une réputation sulfureuse héritée d'une longue tradition de voitures incendiées, la cité incarne aujourd'hui une expérience relativement apaisée du vivre-ensemble. Le taux de chômage des jeunes y dépasse toujours les 30 %, les halls d'immeubles sont encore squattés par des gamins en déshérence et les corbeaux qui font festin sur les pelouses sont là pour rappeler que le sens du bien commun s'arrête parfois au balcon.

Mais la rénovation urbaine en cours commence àfaire son œuvre (192 millions d'euros investis sur les six dernières années), le tissu associatif y est très actif et le quartier est loin d'être déserté par lesservices de l'Etat. La cité est bordée par une médiathèque, une bibliothèque, un centre médico-social, un centre socio-culturel, et les agents de propreté s'activent quotidiennement au milieu des charognards.

Le Raid et le GIPN ont interpellé mardi 13 mai sept jeunes Strasbourgeois de retour de Syrie lors d'une opération coup de poing menée simultanément dans trois cités sensibles de la ville. | AP/Jean Francois Badias

DIALOGUE INTERRELIGIEUX

Avec sa mosquée, sa synagogue, ses églises évangéliste, protestante et catholique, son jardin« interreligieux » planté de sculptures rappelant les grands principes du Coran et de la Torah, son rabbin loubavitch qui traverse la cité à pied chaque samedi et son stand musulman présent à chaque marché de Noël, la ZUS ferait même figure de « pionnière du dialogue entre les religions », selon l'adjoint au maire Mathieu Cahn.

« Le contexte du quartier, pas plus que le contextepersonnel de ces jeunes, ne permet d'éclairer leur décision, estime l'élu, depuis son bureau de la mairie de quartier situé au cœur de la cité. Ce qui m'inquiète, ce sont les réseaux qui œuvrent dans l'ombre du travail que nous accomplissons. »

Selon leurs proches, Yacine, un des frères tués, et Mokhles, un des mis en examen, fidèles réguliers – à défaut d'être assidus – de la mosquée, aimaient la vie et les boîtes de nuit. Impliqués dans la vie du quartier, tous deux s'apprêtaient à passer leur BAFA pour devenir animateurs et œuvraient comme bénévoles auprès des enfants dans des associations.

IDENTITÉ BROUILLÉE

Mohamed Benazzouz, président de l'association l'Eveil, qui gère la mosquée de la ZUS, est porte-parole du collectif créé pour venir en aide aux familles des enfants du quartier égarés en Syrie. Il connaissait bien les quatre jeunes de la Meinau.« Yacine disait souvent "il faut que je me rende utile". Il cherchait sa voie. Ces recruteurs jouent sur ces failles. Ils leur font croire que, là-bas, ils pourrontservir à quelque chose. »

Pour Ahmed, un éducateur, ami de Yacine, ce n'est pas tant la misère, toute relative au regard de la réalité syrienne, que l'absence d'horizon, un certain sentiment d'impuissance face à sa destinée et à la marche du monde, qui explique ces vocations mortifères : « Ces jeunes ne s'inscrivent dans aucun futur professionnel, ils ont une impression d'inutilité. Des prédateurs, comme celui de Lyon, leur retournent le cerveau. C'est comme la guerre contre Franco, ça donne un sens à leur vie. »

Dans les allées du quartier HLM de la Meinau, Romain, 48 ans, traîne péniblement son sac à dos et sa pension d'invalidité. Après une vie passée dans la cité, un CAP de boulanger, un BEP comptabilité, desstages, un contrat aidé et dix ans de RMI, son dos a fini par lâcher. Lui n'a pas eu à faire la guerre : « A mon époque, il y avait le service militaire. Vous apparteniez à un groupe et vous appreniez un métier,dit-il. J'aimerais pas être jeune aujourd'hui. Ils n'ont aucun avenir, ils partent vers la drogue ou le djihad. »

Cette identité brouillée des jeunes des quartiers, Romain l'a inscrite sur son état civil. A l'époque du service militaire, il s'appelait Tahar. Un jour, le patron de son entreprise de comptabilité lui a conseillé dechanger de prénom parce qu'on « ne confie pas son argent à un Arabe qui vit dans une cité ». Sa quête identitaire a continué à le travailler. Comme beaucoup dans le quartier, il s'est peu à peu rapproché de la religion. De culture catholique, il a décidé il y a cinq ans de devenir pratiquant. C'était l'année où il a été reconnu invalide. « Maintenant, dit-il, je fais partie d'un groupe : les chrétiens. »

Par Soren Seelow
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    jeudi 4 septembre 2014

    Najat Vallaud-Belkacem, visée par les « snipers » de la droite Par Olivier Faye, Matthieu Goar, Abel Mestre, Le Monde le 4 septembre 2014 à 16h19


    La nouvelle ministre de l'éducation nationale est l'objet d'une campagne haineuse qui cible ses origines marocaines.

    La ministre de l'éducation nationale, Najat Vallaud-Belkacem, à  Paris, le 29 août.

    La ministre de l'éducation nationale, Najat Vallaud-Belkacem, à Paris, le 29 août. | LEA CRESPI POUR "LE MONDE"

    L'extrême droite et la droite radicale adorent cela : avoir une cible. Ce fut le cas avec Christiane Taubira, ministre de la justice, notamment au moment de l'adoption de la loi sur le mariage homosexuel. Depuis la nomination de Najat Vallaud-Belkacem au ministère de l'éducation nationale, les coups pleuvent sur la jeune ministre.

    POUR APPROFONDIR

    Le portrait :  Najat Vallaud-Belkacem rejoint la cour des grands

    Deux images résument la teneur de ces attaques : les « unes » des hebdomadaires Minute et Valeurs actuelles. Le premier titre sur « Une Marocaine musulmane à l'éducation nationale : la provocation Vallaud-Belkacem ». Le second, encore plus outrancier, n'hésite pas à la qualifier d'« ayatollah » et promet une « enquête sur la ministre de la rééducation nationale ».

    « LA NAUSÉE ET LES MAINS SALES »

    Face à un tel déferlement, la ministre de l'éducation a réagi à la sortie du conseil des ministres, mercredi 3 septembre. « Je ne sais pas si vous connaissez la formule de Pierre Desproges : "Pour le prix d'un journal, vous avez la nausée et les mains sales" », a-t-elle lancé, l'humoriste faisant alors référence àMinute et à deux œuvres de Jean-Paul Sartre.

    Les socialistes se sont également mobilisés. Invitée au bureau national du PS, Mme Vallaud-Belkacem a été longuement applaudie. Le premier secrétaire du parti, Jean-Christophe Cambadélis, a demandé à ce que la couverture de Minute « soit juridiquement condamnée ».

    Pourquoi tant de haine à l'encontre de la plus jeune ministre du gouvernement ? Mme Vallaud-Belkacem est vivement critiquée à droite et à l'extrême droite, et ce depuis longtemps. Elle se voit accusée de défendre une supposée « théorie du genre » qui voudrait gommer – selon ses détracteurs – les différences entre garçons et filles. Ce sont notamment les militants de La Manif pour tous qui enfourchent ce cheval de bataille, estimant que la nomination de cette féministe Rue de Grenelle est « une provocation », voire pour certains une« déclaration de guerre ». D'ailleurs, ce collectif se sert de Mme Vallaud-Belkacem comme d'un épouvantail pour mobiliser avant la manifestation prévue le 5 octobre. Mais avec Minute etValeurs actuelles, les attaques ciblent ouvertement les origines de la ministre.

    Au FN, les attaques ne se focalisent pas sur ce thème, mais le parti d'extrême droite place Mme Vallaud-Belkacem au même niveau d'estime que MmeTaubira. C'est dire. Et quand Marine Le Pen cite la ministre de l'éducation lors de son discours de rentrée à Brachay (Haute-Marne), le 30 août, la foule ne s'y trompe pas et siffle bruyamment, comme pour chaque tête de Turc du parti, à l'image d'un Bernard-Henri Lévy ou d'un Jacques Attali. « L'on sacrifie l'école de la République pour promouvoir une ministre, qui n'a aucune compétence en matière d'éducation et dont personne ne peut citer le moindre début de bilan dans ses mandats précédents, à part avoir lancé des polémiques dont la nation, sûre de ses valeurs, se passerait volontiers », a ainsi lancé la présidente du FN lors de ce discours.

    « KHMER ROSE »

    L'UMP a également concentré ses tirs sur l'ancienne ministre des droits des femmes. Une façon de cerner le nouveau gouvernement sur le terrain des valeurs alors que le nouveau ministre de l'économie, le social-libéral Emmanuel Macron, offrait moins d'angles d'attaques.

    Dès sa nomination, Laurent Wauquiez, le député de la Haute-Loire, avait ainsi qualifié la nouvelle ministre « d'ultra pro-gender », avant de supprimer son tweet. La députée européenne, Nadine Morano, avait évoqué son opposition passée à la loi anti-niqab puis les députés proches de La Manif pour tous avaient embrayé. Hervé Mariton, député de la Drôme, a ainsi surnommé Mme Vallaud-Belkacem, la « Khmer rose ».

    Certains ont même été jusqu'à des attaques sexistes comme Franck Keller, conseiller municipal à Neuilly-sur-Seine (Hauts-de-Seine), qui avait posté une photo de la ministre en robe avec ce commentaire : « Quels atouts Najat Vallaud-Belkacem a utilisés pour convaincre Hollande de la nommer à un grand ministère ? » M. Keller s'est depuis défendu de toute allusion sexiste.

    Pour l'UMP, le nom de Mme Vallaud-Belkacem est un moyen de mobiliser les adhérents qui l'ont sifflée au Touquet les 30 et 31 août. « Comme Christiane Taubira, elle est un peu le chiffon rouge qui excite les oppositions. Je salue sa réussite mais elle est très idéologue sur certains sujets. Je continue à penser que c'est une provocation de la part du gouvernement », plaide Philippe Gosselin, député de la Manche en pointe sur le combat contre le mariage pour tous, qui se démarque des attaques sur les origines ou sur le sexe :« J'avais trouvé ça honteux vis-à-vis de Rachida Dati. Il y a assez à dire sur les idées de la ministre pour ne pas s'abaisser à ça. »

    DES ATTAQUES « REGRETTABLES »

    Car certaines voix s'élèvent à droite pour ramener les débats sur le terrain des idées. « Najat Vallaud-Belkacem est ministre, elle n'est pas illégitime »,rappelle Thierry Solère, député (UMP) des Hauts-de-Seine, qui « trouve odieux » de s'en prendre à elle pour ses origines. « Je ne lui fais pas de procès d'intention. Les Français attendent de la droite qu'elle soit constructive, pas qu'elle ait des propos déplacés », insiste-t-il.

    La séquence « ne donne pas une bonne image de l'opposition » abonde Claude Goasguen, député (UMP) de Paris. « Que l'on soit un opposant, d'accord. Mais on n'est pas obligé de faire des attaques racistes et sectaires, c'est regrettable », dit celui qui a été un participant actif de La Manif pour tous.

    L'UMP doit-elle alors en appeler collectivement à la fin des hostilités ? Pas la peine d'aller jusque-là selon le maire du 16e arrondissement : « Chacun de temps en temps commet des dérapages, ça a aussi été mon cas par le passé. C'est une affaire individuelle plus qu'une question de parti. »

    mardi 2 septembre 2014

    Un ingénieur musulman interdit de centrale nucléaire


    FOCUS

    Par Elise Vincent, Le Monde

    Le tribunal administratif de Châlons-en-Champagne a confirmé le refus d'accès au motif que le salarié serait engagé dans « un processus de radicalisation religieuse ». Son avocat dénonce une discrimination « islamophobe ».

    Illustration

    Illustration | Aurel

    Après plusieurs recours, un ingénieur de confession musulmane s'est vu confirmer, lundi 1er septembre, par le tribunal administratif de Châlons-en-Champagne, son interdiction d'accès à l'ensemble des sites nucléaires français, au motif qu'il serait « engagé dans un processus de radicalisation religieuse ». Le tribunal a estimé que l'homme, âgé de 29 ans, entretenait notamment « des liens étroits » avec « un imam impliqué dans le recrutement » de jeunes djihadistes combattants les troupes américaines en Irak.

    Le cas de ce jeune ingénieur – dont l'identité n'a pas été révélée – dépasse le simple résultat d'une enquête de police. Celui-ci estime en effet, par la voix de son avocat, qu'il est victime d'une discrimination « islamophobe »« Il n'y a aucune preuve de ses supposés liens, cette décision s'appuie sur des affirmations non circonstanciées qui ne sont pas dignes d'un état de droit », dénonce ainsi Me Sefen Guez Guez, qui est aussi le conseil du Collectif contre l'islamophobie en France (CCIF).

    L'association créée depuis 2003 qui s'est spécialisée dans la défense des musulmans, y compris les plus traditionalistes. Le CCIF s'est notamment fait remarquer en soutenant les femmes agressées parce qu'elles portaient le voile intégral ou dont le contrôle de police a pu déraper.

    « LA PLUPART LÂCHENT L'AFFAIRE »

    Le client de Me Guez Guez travaillait depuis 2008 pour des sous-traitants dans le secteur du nucléaire. Pour entrer dans les centrales, les employés de ces entreprises doivent, chaque année, remplir une fiche individuelle d'autorisation d'accès (Fidaa). Une enquête de police est alors réalisée. Si elle ne révèle rien, la personne peut travailler sans être inquiétée.

    Cela n'a pas été le cas du jeune ingénieur. Lorsqu'il s'est présenté, à l'hiver 2013, à la centrale de Nogent-sur-Seine (Aube), l'accès lui a été interdit. Un refus qui n'était pas motivé car couvert par le secret défense. « La plupart de ceux qui se voient notifier un refus lâchent l'affaire », explique sous couvert d'un strict anonymat un responsable d'un sous-traitant basé dans le sud de la France. « Il peut suffire d'avoir eu des soucis d'alcoolémie au volant, d'avoir son nom dans une procédure ou d'avoir été cité comme témoin », précise-t-il.

    Suspectant un refus lié à son engagement religieux, l'ingénieur a, lui, décidé de ne pas en rester là et a fait appel au CCIF qui le soutient. Après un premier recours, le tribunal de Châlons-en-Champagne lui a d'ailleurs donné raison, en juin, estimant qu'il y avait un doute sur la légalité de la décision « puisque ni EDF ni le préfet de l'Aube n'avaient précisé ce qui justifiait l'interdiction d'accès », selon Me Guez Guez. L'ingénieur avait pu retourner travailler.

    Mais fin juillet, le jeune homme s'est vu une nouvelle fois refuser l'accès à la centrale de Nogent-sur-Seine. Il a formulé un deuxième recours. Et, cette fois-ci, un avis défavorable des renseignements ayant transité par le ministère de l'écologie – auprès duquel il avait fait, en avril, un recours hiérarchique – a été versé au dossier. C'est dans cette note qu'il est fait état de « ses liens probables » avec un imam« radical »« adepte de l'idéologie salafiste ».

    « UNE FAILLE DE SÉCURITÉ »

    Le salafisme est une interprétation littérale et ultraorthodoxe de la religion musulmane. En France, cette mouvance reste très majoritairement opposée au djihad armé. Mais elle a aussi ses dérives et est en forte progression, surtout dans les quartiers populaires. « La seule chose qui a changé dans la vie de mon client entre 2013 et cette année, c'est qu'il est passé de simple bénévole de sa mosquée, à secrétaire général de l'association qui la gère », insiste MeGuez Guez

    Le tribunal a estimé que, même si le casier du jeune ingénieur est vierge et « que les fichiers de police ne contiennent aucun élément établissant avec certitude [son] engagement personnel dans un islam violent », le fait qu'il ait accès à des « installations particulièrement sensibles » était « une faille de sécurité » et justifiait de lui refuser l'accès aux sites nucléaires. Une décision qui s'appuie sur le code de la défense.

    Dans le secteur des sous-traitants d'EDF, l'affaire est suivie de près. Beaucoup des employés de ces entreprises prestataires chargées du nettoyage, de la maintenance ou du démantèlement, sont en effet d'origine maghrébine et de confession musulmane. L'ingénieur soutenu par le CCIF supervisait de petites équipes de ces ouvriers de l'ombre, qui font les 3/8, manipulent de lourdes charges, tout en devant porter de contraignantes combinaisons de protection.

    « 60 % À 70 % DE MES GARS SONT DES MUSULMANS DÉCLARÉS ! »

    « 60 % à 70 % de mes gars sont des musulmans déclarés !, détaille ainsi un responsable de site, lui aussi sous couvert d'un strict anonymat. Si je ne les avais pas, je n'aurais personne, on ne tient qu'avec eux. Ce sont des chasseurs de prime qui ne rêvent que de s'acheter une maison, mais ce sont les seuls à accepter ce boulot. »

    Ce gestionnaire expérimenté assure toutefois n'avoir jamais eu, jusqu'à présent, de refus d'accès aux sites nucléaires parmi ces salariés-là : « J'en ai qui sont très pratiquants et s'affichent. Ils portent la barbe ou ont la marque sur le front à force de se prosterner. Mais ça n'a jamais posé de problème. » Sa société a même, selon lui, désormais « intégré comme un risque industriel les potentiels malaises lors des périodes de Ramadan ».

    Les interdictions d'accès resteraient ainsi « très rares », selon le chef de site du sous-traitant du sud de la France. « Et quand il y en a, c'est généralement que la personne a fait quelque chose », indique-t-il. « On ne peut pas dire qu'EDF soit raciste. Chez les prestataires, il y a des employés de tous horizons », abonde-t-il tout en estimant que le fait que certains « fassent la prière au travail », nourri inutilement « la méfiance ».

    L'avocat de l'ingénieur recalé indique vouloir étudier les possibilités d'appel.« Même s'il n'a pas encore été licencié par son entreprise, la situation de mon client est en train de devenir très compliquée », explique-t-il.