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samedi 28 décembre 2013

LE MONDE CULTURE ET IDEES | 10.10.2013 à 15h18 • Mis à jour le 27.11.2013

Les "beurs", acte III

M'hamed Kaki avec sa fille Anissa. La jeune femme tient une photo de sa grand-mère, Takia. | Thibault Stipal pour "Le Monde".

Les premiers pensaient être simplement de passage, ils ont subi leur destin d'opprimés. Les deuxièmes ont dû faire face à l'ignorance et s'imposer pour rester. Pour les troisièmes, ils sont d'ici, c'est comme une évidence, mais subissent toujours des discriminations. Trois générations d'immigrés et d'enfants d'immigrés maghrébins cohabitent désormais dans la société française. Parfois quatre.

Depuis la Marche pour l'égalité de l'automne 1983, le chemin parcouru semble énorme. Pour la première fois, des jeunes issus de l'immigration donnaient de la voix pour dénoncer le racisme et demander l'égalité. Qu'en reste-t-il, trente ans plus tard ? En suivant une famille sur trois générations, du grand-père à la petite-fille, on mesure l'évolution du sort fait à ces "étranges étrangers" et celle de leur perception par la société française. Une société qui, en dépit de l'égalité proclamée, porte encore sur eux un regard empreint d'ambivalence.

MAIN-D'ŒUVRE BON MARCHÉ

Quand les premiers arrivent dans la France des années 1950, rien n'est fait pour les accueillir. Au lendemain de la guerre, l'industrie a besoin de main-d'œuvre bon marché. Elle la trouve dans son empire colonial. Ces hommes dans la force de l'âge ont débarqué, fuyant la misère, d'Algérie ou du Maroc. Ce sont souvent des Bédouins, des paysans, appelés à travailler dans les mines et la sidérurgie. Comme ceux-là, Djilani Kaki arrive en 1956 de Biskra, une région d'oasis dans les hauteurs des monts du Zab, à 400 kilomètres d'Alger. Il vivait avec les siens dans la palmeraie, aux portes du désert, loin de la ville.

Pour lui, les Français sont les colons. Méprisants, voire violents. Il revient au pays pour la guerre d'indépendance, puis repart en France en 1960. Durant huit ans, il fait des allers et retours et envoie chaque mois un mandat à sa femme, Takia, qui l'attend avec son fils, M'hamed. Il vit seul dans le bidonville de Sartrouville (Yvelines), un amas de taule et de briques où il fait froid et humide, au bout des champs de patates.

LE RÊVE DU RETOUR

En 1968, il fait enfin venir sa femme et son fils, âgé de 8 ans. Djilani travaille de l'aube à la nuit tombée dans une déchetterie de Villeneuve-la-Garenne où il décharge des camions. Il parle peu, et comprend mal cette femme qui veut travailler, ce petit grandi loin de lui. Son rêve est de rentrer au pays, où il construit "sa" maison. Sa femme fait des ménages. Souvent, elle met en garde ses enfants contre les Français,"après tout ce qu'ils nous ont fait..." Mais de leurs souffrances, des humiliations qu'ils subissent quotidiennement, ils ne parlent pas.

Pour eux, l'immigration n'est qu'une parenthèse destinée à améliorer leur situation, amasser un pécule pour faire construire une maison au bled avant de rentrer. C'est pour ce rêve qu'ils endurent les "sales bicots", les nuits sans chauffage, la boue dès qu'il pleut et ce robinet que la mairie refuse de déplacer, même si les enfants risquent leur vie en traversant la route nationale chaque fois qu'ils sont de corvée d'eau.

"Dans cette France, on n'était pas chez nous, donc on ne réclamait rien", se souvient Mehdi Lallaoui. Le réalisateur, auteur notamment d'une série de documentaires sur l'immigration (Un siècle d'immigration en France, 1997), poursuit : "C'est le rêve du retour sur la terre natale qui leur a fait tenir l'exil, confrontés au racisme brut au quotidien." Même si ce retour est repoussé après la fin de la scolarité des enfants, puis après la retraite. "La perspective d'une immigration temporaire a été une forme de protection face à la somme des difficultés auxquelles ces immigrés devaient faire face. Comme ils ne devaient pas rester, ils n'ont pas posé leurs marques", ajoute la sociologue Emmanuelle Santelli, chercheuse au centre Max-Weber de l'université de Lyon et à l'Institut national d'études démographiques (INED). Djilani repartira en Algérie en 1984, Takia restera auprès de ses fils.

IMPLACABLE DESTIN SCOLAIRE

C'est avec ces "fils de", cette génération arrivée très jeune ou née sur le sol français, que tout bascule. Les pouvoirs publics ne s'attendaient pas à ce que ces Maghrébins restent et fassent venir leur famille. Pourtant, les enfants d'immigrés représentaient, dans les années 1970, environ 12 % de la population française, dont 28 % d'origine maghrébine, estime l'enquête "Trajectoires et origines" 2008, réalisée conjointement par l'INED et l'Insee. "Les autorités se sont retrouvées face à un processus de peuplement qu'elles n'avaient pas anticipé. Dans les années 1970, l'immigré est un travailleur, un ouvrier défini par son espace de travail : l'usine ou la mine. Des femmes et des enfants, on ne parle pas. Ils sont déjà là mais ils n'entrent pas encore dans les représentations collectives", explique Patrick Simon, sociodémographe à l'INED.

M'hamed Kaki se souvient de cette période où "il fallait raser les murs, ne pas se faire attraper par la police parce qu'elle faisait peur". L'école, fréquentée par les seuls enfants du bidonville (maghrébins et gitans), ne laissait pas beaucoup d'espoir. "En CP, l'instituteur, un ancien d'Algérie, nous frappait avec une trique en nous traitant de "têtes de béton". On en sortait tous fracassés", explique le quinquagénaire. Son destin scolaire sera, comme celui de beaucoup de ses copains, émaillé d'échecs et d'humiliations."Au collège, notre classe était dans un préfabriqué, à côté des bâtiments en dur où étudiaient les "vrais" élèves. Nous, on savait qu'on allait à la casse."

RACISME QUOTIDIEN

Orienté en 4e préprofessionnelle, puis en CAP de maçonnerie, il sort à 15 ans du système scolaire et va travailler comme couvreur. Là, il est confronté au racisme quotidien des ouvriers blancs : "Le mec avec qui je bossais ne m'appelait jamais par mon nom. Il disait "Eh, toi !" pour ne pas prononcer mon prénom."M'hamed ne supporte pas, se bagarre, démissionne et galère dans d'autres petits boulots, jusqu'à ce job de veilleur de nuit à la fac de Nanterre. C'est là qu'il va se fabriquer son éducation culturelle, à travers des rencontres, des cours du soir, le théâtre et un acharnement qui lui fera passer l'examen spécial d'entrée à l'université, puis une licence et un DEA de sociologie. Il est aujourd'hui cadre territorial.

Comme lui, ils sont quelques-uns à s'en sortir. Mais la plupart ont eu un destin de fils et de filles d'ouvriers. Quand ils arrivent sur le marché du travail, les emplois d'ouvriers se raréfient. Les usines et les mines ferment et leur peu de qualification est dévaluée.

Leurs parents quittent les cités de transit pour s'installer en HLM au moment où la petite classe moyenne française en sort, accédant en masse à la propriété grâce au crédit pas cher. Le climat se fait encore plus violent : pas un mois sans qu'un crime raciste défraye la chronique. "Notre présence était insupportable pour certains. Les policiers et les beaufs avaient la gâchette facile. Quand on était contrôlé, il fallait montrer sa carte de séjour et ses fiches de paie", se souvient M'hamed Kaki.

LE TEMPS DE LA FRANCE "MULTICULTI"

A Vénissieux (Rhône), dans la cité des Minguettes, les premières émeutes opposent les jeunes aux forces de l'ordre. Toumi Djaidja se fait tirer dessus. C'est lui qui lancera, en 1983, l'idée de la Marche pour l'égalité, que l'on appellera très vite "Marche des beurs". Départ de Marseille le 15 octobre, avec un cortège qui compte quelques dizaines de personnes. Deux mois plus tard, ils sont 100 000 à défiler à Paris pour dénoncer le racisme : finie l'image du vieux, isolé dans son foyer Sonacotra, la France découvre ses enfants d'immigrés, keffieh autour du cou et coiffure à la James Brown ou Angela Davis. La Marche va devenir la métaphore de ce que vit toute une génération : ils sont d'ici et clament qu'ils vont y rester.

Lire aussi le portrait : Toumi Djaidja, le leader qui a crevé l'écran puis s'est fait oublier

Pour ces jeunes issus de l'immigration, c'est une renaissance : ils peuvent s'inventer un avenir et découvrent une France plus ouverte qu'ils ne l'imaginaient. Ceux qui ont milité à cette époque se souviennent : "Tout d'un coup, on pouvait exister, on investissait l'espace public. On revendiquait notre part de Français", assure M'hamed Kaki. "Ce fut le moment de la visibilité de toute une génération, et de la diversité de la société française", souligne Saïd Bouamama, sociologue à l'association Intervention, formation, action et recherche (IFAR).

"C'est un horizon de reconnaissance qui s'ouvrait. Et c'est aussi une France nouvelle qui apparaissait, jeune et métissée. Même si cela n'a rien changé dans les quartiers, c'est un acquis fondamental", renchérit Ahmed Boubeker, professeur de sociologie à l'université de Saint-Etienne. La génération qu'on a appelée "beur" explose alors : elle investit les associations, la culture, apparaît pour la première fois à la télévision et dans la littérature. La France se découvre multiculturelle et ses immigrés deviennent eux aussi des acteurs. Cela ne va pas durer.

Lire l'entretien : "Les discriminations ethniques excluent davantage en France qu'en Allemagne"

LA MONTÉE DU FRONT NATIONAL

La parenthèse de cette France "multiculti", qui semble prendre en compte d'autres manières de trouver sa place dans la société, se referme assez vite. Face à la montée du Front national aux élections municipales de 1984, la gauche revient sur ses promesses de droit de vote des étrangers aux élections locales et d'abolition de la "double peine", cette mesure selon laquelle un étranger condamné est également expulsé du territoire une fois sa peine purgée. "Plutôt que de prendre acte que la question immigrée était d'abord sociale – la pauvreté l'articulant à l'origine –, la gauche a pensé qu'on pouvait régler la question avec un discours d'intégration par la réussite", note le sociologue Saïd Bouamama.

A partir des années 2000, avec le retour de la droite au pouvoir, le discours se durcit encore, soulignent tous les acteurs. La méfiance vis-à-vis des politiques et des institutions s'installe. "D'une vision où c'est à l'Etat qu'il incombe de créer les conditions d'une bonne intégration, on est passé à un constat d'échec et à la désignation des immigrés comme responsables de cet échec", remarque Abdellali Hajjat, maître de conférences en sciences politiques à l'université de Nanterre.

Anissa Kaki témoigne de cette ambiguïté. Fille de M'hamed, petite-fille de Djilani et Takia, la jeune femme de 23 ans, apprentie comédienne, se sent"complètement" française. Et quand on lui parle d'égalité, elle répond qu'elle a les mêmes problèmes qu'un jeune Français habitant en banlieue, les mêmes galères pour trouver un logement, un emploi."On ne trouve pas notre place, on n'est pas entendus", explique-t-elle simplement. Mais elle sent aussi les préjugés que suscitent sa peau mate, ses cheveux frisés et son nom : "Il y a toujours cette petite question sur mes origines. Je ne comprends pas pourquoi on me demande d'où je viens alors que je suis née à Argenteuil !", dit-elle de sa voix déterminée.

Elle sent bien le raidissement de la société française mais préfère l'ignorer. "Dans cette crise qui dure, j'ai l'impression qu'on essaie de mettre l'accent sur les origines. Mais ce sont les autres qui veulent me coller une étiquette. Moi, je m'en fiche !", lance-t-elle. Elle voit son histoire familiale comme "une richesse"."Quand je vois ma grand-mère et mon père, je n'arrive pas à me plaindre. Ils ont eu tellement de courage. Aujourd'hui, ils sont fiers de moi", dit la jeune femme, qui a obtenu une bourse de la Fondation France Télévisions.

DES ORIGINES QUI FONT ÉCRAN

Anissa tourne avec la troupe de l'école Miroir, à Epinay-sur-Seine (Seine-Saint-Denis), où elle étudie désormais. Après avoir passé deux ans au prestigieux cours Simon, à Paris, elle a préféré intégrer ce lieu qui promeut les talents "issus de la diversité culturelle et sociale des quartiers populaires". "J'avais besoin de quelque chose qui me ressemble plus", glisse la jeune femme, qui assure qu'elle sera "au même niveau qu'une comédienne parisienne". Une manière pudique de dire qu'il n'est pas facile de se faire une place quand les origines font écran.

Pourtant, Anissa semble aussi se détacher de l'histoire familiale. Ou tout du moins affirmer son rapport à la société française d'une manière moins douloureuse. Quand son père avoue encore avoir"l'impression d'être un indigène", persuadé qu'il n'est pas assez reconnu sur son lieu de travail ou comme acteur politique dans sa ville, elle répond qu'elle est fière de lui, mais que les combats de son père ne sont plus les siens : "Je reviens d'une tournée à Berlin, et là-bas j'étais française, tout simplement." A ses yeux, il faut juste que "les jeunes de banlieue aillent là où on ne les attend pas et y excellent".

Père et fille donnent un aperçu de ce que ressentent ces héritiers de l'immigration : les contradictions existent dans leurs regards comme dans celui que la France porte sur eux. "Il y a dans la société française un mouvement de flux et de reflux où rien n'est définitivement acquis. Plus il y a de gains vers l'égalité, plus il y a de secteurs qui se crispent", résume Mogniss Hamed Abdallah, journaliste et cofondateur de l'agence de presse IM'média, spécialisée dans l'immigration et les cultures urbaines.

REJET ET DISCRIMINATIONS 

En ce début de XXIe siècle, l'immigration a donc diffusé dans toutes les strates de la société. Le visage de la France a continué à se transformer, accueillant plus d'immigrés, d'origines plus diverses, Afrique subsaharienne, Turquie ou Chine. Il n'y a désormais pas un secteur professionnel ou artistique qui n'ait inclus des noms à consonance arabe. Mais dans le même temps, la paupérisation et la relégation spatiale que subissent les banlieues sont des fractures vécues de plein fouet.

De plus, depuis les attentats du 11-Septembre et le regain du terrorisme islamiste, un climat de suspicion collective semble s'être installé. L'actualité internationale présente l'islam comme un danger et, désormais, nombreux sont les Français qui le regardent comme tel. Comme le note le sociologue Stéphane Beaud, "le club France s'est rétréci""La société française est dans cette tension entre sa réalité multiculturelle et la tentation du repli national qui construit les difficultés d'adaptation des immigrés et focalise sur la menace supposée de l'islam", renchérit le sociodémographe Patrick Simon. Deux phénomènes témoignent douloureusement de cette crispation : le rejet des musulmans et les discriminations raciales.

Une barrière à l'embauche s'est confirmée dans les bassins d'emploi : les jeunes sont pénalisés au faciès ou lorsqu'ils portent un nom à consonance étrangère."Alors que, pour eux, il va de soi qu'ils veulent vivre dans la société française, ils continuent d'être renvoyés à leur origine. Des décennies après, on recueille toujours, à travers leur histoire, des épisodes discriminatoires envers eux-mêmes ou leurs proches", témoigne la sociologue Emmanuelle Santelli.

"SOCIÉTÉ RACIALISÉE"

La France fait comme si l'égalité était un acquis, puisque ce principe est affiché depuis plus de trente ans. Mais ce discours n'est plus audible tant les pratiques sont discriminatoires, particulièrement pour les plus diplômés. Selon une enquête du Bureau international du travail (2007), quatre employeurs sur cinq choisissent, à diplôme égal, un candidat d'origine métropolitaine de préférence à un candidat d'origine maghrébine ou noire. "Si les discriminations augmentent, c'est parce que, du côté des 'majoritaires', des élites administratives et politiques, on a un refus de l'égalité", analyse Abdellali Hajjat.

"L'égalité est perçue comme inaccessible, un privilège de certains, les autochtones ", relate Nacira Guénif, sociologue à l'université Paris-VIII. "Depuis trente ans qu'elle se répète, la structure inégalitaire s'est durcie : les jeunes d'aujourd'hui grandissent dans une société racialisée", analyse Patrick Simon. Une raison, aux yeux de ces observateurs, pour que ces jeunes descendants d'immigrés ne veuillent plus entendre parler d'intégration ou d'égalité des chances. Ils veulent qu'on leur fasse une place.

Lire aussi (abonnés) : La Marche des beurs veut entrer dans l'histoire de France

Par Sylvia Zappi

vendredi 27 décembre 2013

Mères voilées en sortie d’école: l’avis alambiqué du conseil d’État, MEDIAPART, 23 DÉCEMBRE 2013 | PAR LUCIE DELAPORTE ET CARINE FOUTEAU

Le conseil d'État a tranché mais pas dans le sens de la clarté : les mères portant un foulard doivent pouvoir accompagner les sorties scolaires… sauf si le « bon fonctionnement » du service public est perturbé. Le texte autorise des interprétations contradictoires. Et laisse les directeurs d'école bien seuls.

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    Les mères portant un foulard doivent pouvoir accompagner les sorties scolaires… sauf si le « bon fonctionnement » du service public est perturbé : telle est la position que le conseil d'État vient de transmettre, lundi 23 décembre, au Défenseur des droits, Dominique Baudis, qui l'interrogeait sur ces situations, à l'origine de peu de conflits dans les faits, mais de nombreuses interrogations et hésitations de la part des chefs d'établissement. À la demande de clarification juridique, la haute juridiction a répondu, à la suite d'un débat houleux qui l'a conduit à revoir la mouture initiale de son texte, par plus de complexité, tant et si bien qu'elle laisse la porte ouverte à des interprétations contradictoires.

    Voici ce document :

     

    Depuis la signature d'une circulaire de 2012 par le ministre de l'éducation nationale d'alors, Luc Chatel, l'interdiction, dans les textes tout du moins, prévaut. Mais sur le terrain, les décisions varient d'une école à l'autre. Le conseil d'État, appelé à préciser les frontières entre les missions de service public et les missions d'intérêt général, après l'arrêt controversé de la Cour de cassation sur l'affaire Baby-Loup, argumente en deux temps. En accompagnant des sorties scolaires, les parents d'élève collaborent ou participent d'une certaine manière au service public, mais leur fonction ne correspond à aucun statut juridique existant. « Même si de nombreuses personnes, qui peuvent ne pas être des agents du service public, sont parfois amenées à collaborer ou à participer à ce service, ni les textes, ni la jurisprudence n'ont identifié une véritable catégorie juridique des collaborateurs ou des participants au service public, dont les membres seraient soumis à des exigences propres en matière de neutralité », indique le conseil d'État dans son étude de 35 pages, adoptée en assemblée générale le 19 décembre 2013.

    Les mères sont donc, en droit, considérées comme des « usagers » du service public. Elles ne sont par conséquent, « en principe », pas soumises à l'obligation de neutralité religieuse et peuvent, si elles le souhaitent, exprimer leurs opinions ou leurs croyances religieuses. Selon le conseil d'État, qui reprend l'état actuel du droit, dans certains cas, des restrictions sont toutefois susceptibles d'être apportées afin d'assurer « le maintien de l'ordre public et le bon fonctionnement du service public ». La charte de la laïcité dans les services publics, par exemple, demande aux usagers de s'abstenir de toute forme de prosélytisme. Il en découle que les parents d'élèves qui participent à des déplacements ou à des activités scolaires peuvent se voir « recommander par l'autorité compétente de s'abstenir de manifester leur appartenance ou leurs croyances religieuses ».

    Autre situation sensible : les élèves des établissements publics d'enseignement du second degré ne peuvent bénéficier individuellement d'autorisations d'absence nécessaires à l'exercice d'un culte ou la célébration d'une fête religieuse, sauf si ces absences sont« compatibles avec l'accomplissement des tâches inhérentes à leurs études et avec le respect de l'ordre public dans l'établissement ».

    Dans un cas comme dans l'autre, avec cet avis, les chefs d'établissement se retrouvent plus que jamais livrés à eux-mêmes. À partir de quand le « bon fonctionnement »du service public est-il mis en cause ? Est-ce une question de taille du foulard, de couleur, d'attitude de la personne qui le porte, d'inquiétudes éventuelles des autres parents ?

    Pour le ministère de l'éducation nationale qui a publié un communiqué dans la foulée de la diffusion de l'étude, le conseil d'État ne remet pas en cause la circulaire Chatel :« Le milieu scolaire est un cadre qui doit être particulièrement préservé. Ainsi s'agissant des parents d'élèves qui participent à des déplacements ou des activités scolaires, ils doivent faire preuve de neutralité dans l'expression de leurs convictions, notamment religieuses. C'est ce qu'indique la circulaire du 27 mars 2012 dont l'application est mise en œuvre sur le terrain avec intelligence, en privilégiant toujours d'abord la voie du dialogue. Cette circulaire reste donc valable. »

    Sauf que cette circulaire n'invite nullement au dialogue. En mars 2011, Luc Chatel alors ministre de l'éducation nationale soutient publiquement une directrice d'école primaire de Pantin, en Seine-Saint-Denis, qui a empêché une mère voilée d'accompagner une sortie scolaire quelques mois plus tôt. À la rentrée, il publie donc une circulaire qui stipule que les principes de laïcité « permettent notamment d'empêcher que les parents d'élèves ou tout autre intervenant manifestent, par leur tenue ou leurs propos, leurs convictions religieuses, politiques ou philosophiques lorsqu'ils accompagnent les élèves lors des sorties et voyages scolaires ».

    Jusque-là, la loi de 2004 sur les signes religieux ostentatoires à l'école n'avait pas statué sur les accompagnateurs occasionnels. Interpellé sur le sujet en 2008, Xavier Darcos, prédécesseur de Luc Chatel, avait assuré que la législation ne concernait pas « les parents d'élèves intervenant bénévolement dans le cadre du service public de l'enseignement ». Pour le ministre, ils ne pouvaient « être soumis à aucune réglementation particulière concernant leur tenue ».

    Depuis son arrivée rue de Grenelle, Vincent Peillon louvoie sur cette question. Il n'abroge pas la circulaire Chatel et surtout évite de prendre position parce que, explique-t-il sur le plateau de Mediapart cinq mois après sa prise de fonction, il ne veut pas « nourrir, en tant que ministre de l'éducation nationale, la machine dont se sert aujourd'hui Marine Le Pen en faisant une déclaration. Mais je fais une très grande confiance aux enseignants sur le terrain pour discriminer les situations qui demandent d'aborder les choses avec intelligence. Sans provoquer les vexations des enfants ».

    Face au sociologue et historien Jean Baubérot, spécialiste de la laïcité, qui vient alors de publier la Laïcité falsifiée, il explique que « l'utilisation idéologique d'une notion contre elle-même, (…) cette dérive de la laïcité devenue une arme anti-musulman et donc un instrument du racisme a beaucoup compté » dans son projet d'enseigner la morale laïque à l'école. Il pointe, en référence à l'ouvrage de Jean Baubérot, « les défaillances de la gauche » ouvrant un boulevard à la droite et au Front national sur la laïcité.

    La charte de la laïcité, voulue par Vincent Peillon, publiée à la rentrée 2013 et désormais affichée dans toutes les écoles, rappelle l'obligation de neutralité dans l'enceinte scolaire. Mais elle évite soigneusement de se prononcer sur la question des mamans voilées (lire notre article).

    « Ce texte n'a rien réglé. Ceux qui considéraient avant que les mamans voilées ne devaient pas accompagner les sorties scolaires se sont sentis confortés par la charte alors qu'elle ne dit rien là-dessus, les autres directions d'école, la grande majorité à Montreuil, continuent d'accepter ces mamans », raconte Anissa Fathi du collectif Mamans toutes égales.

    De fait sur le terrain, les situations sont extrêmement contrastées. Les directions d'école appliquent avec plus ou moins de zèle la circulaire Chatel et parfois pas du tout comme à Montreuil où la quasi-totalité des écoles s'en affranchit. Au Blanc-Mesnil où s'est créée l'association Sorties scolaires avec nous, la majorité des établissements, explique Khadija Souiri, membre de l'association, a à l'inverse décidé d'interdire aux mamans voilées les sorties et voyages scolaires. « Nous sommes très déçus. Nous espérions que le conseil d'État annulerait la circulaire Chatel. En fait pour nous c'est comme si rien ne s'était passé. Je ne pourrai toujours pas accompagner mon fils en sortie », assure-t-elle.

    Ces derniers mois les litiges sur cette question se sont multipliés. Le Défenseur des droits a été saisi d'une vingtaine de cas depuis 2011. Le mois dernier, comme le rapportait alors Le Courrier picard, un goûter de Noël a par exemple été annulé dans une école à Méru dans l'Oise parce que la directrice a refusé qu'une maman voilée participe à la préparation de la fête, provoquant la colère de certains parents.

    Si l'avis du conseil d'État ne va rien changer à ces situations, au ministère de l'éducation nationale, où l'on craignait par-dessus tout que s'ouvre une nouvelle polémique, une semaine après le tollé provoqué par le rapport sur l'intégration remis à Matignon, c'est donc le soulagement qui domine.

    jeudi 26 décembre 2013

    Expédition punitive à Lyon contre le salut de la " quenelle ", Lyon Correspondant Le Monde



    Six jeunes gens d'origine juive ont été mis en examen après avoir frappé un jeune homme qui avait repris ce geste sur Facebook



    Suspectés de " violences en réunion avec préméditation, provocation ou participation à un attroupement armé, port ou transport d'arme blanche ", six jeunes âgés de 18 à 22 ans, affirmant leur appartenance à la communauté juive de Villeurbanne (Rhône), ont été mis en examen et placés sous contrôle judiciaire, mardi 24 décembre, à Lyon. Motif : une expédition punitive contre l'auteur désigné d'un salut dit de la " quenelle ". Ce geste réputé antisémite ou antisystème a été érigé par l'humoriste controversé Dieudonné en signe de ralliement repris par les milieux d'extrême droite. " L'idée est partie d'une photo sur Facebook, d'une provocation, mais déjà avant il y avait des histoires avec une bande qui tenait des propos antisémites ", a expliqué l'un des six jeunes mis en cause, Ilan B., 19 ans, à la juge d'instruction Christine Peyrache.

    Le jeune homme a raconté comment le groupe s'est constitué dans la soirée du dimanche 22 décembre. Leur cible : Erwan B., jeune homme de leur âge d'origine maghrébine, qui avait posé sur Facebook en faisant ce geste douteux d'un bras vers le bas et l'autre sur l'épaule. La photo est versée au dossier. Dans son récit, Ilan évoque des histoires de filles, des bravades réciproques, qui font penser à des provocations entre bandes rivales.

    Sauf que l'affaire a pris une vilaine tournure. La juge a demandé à Ilan si Facebook n'était pas à la source d'une émulation exagérée. " Je suis d'accord, je n'ai pas réfléchi. Mais il y a des faits extérieurs qui me dépassent. Il y a Dieudonné avec sa quenelle, il y a tous les propos antisémites qui circulent, alors forcément ça me touche ", a répondu le jeune étudiant en commerce dans une école confessionnelle.

    Ilan avoue qu'il n'a jamais parlé directement à Erwan. Il assure que d'autres l'ont entendu revendiquer son geste. Il voulait l'intimider parce qu'il était persuadé qu'il avait répandu sur Facebook des commentaires antisémites. Rien de tel n'a été retrouvé à ce stade de l'enquête. Ce geste de la quenelle semble avoir tout cristallisé. " Ces jeunes gens vivent ce geste comme une insupportable provocation, cela n'excuse pas leur réaction, mais on peut la comprendre, pour eux ce geste est chargé d'antisémitisme ", estime Me Richard Zelmati, avocat de deux garçons selon lesquels " Dieudonné exploite ce geste pour répandre sournoisement des idées malsaines ".

    Réaction " épidermique " Entre 22 heures et 1 heure du matin, les jeunes gens ont tourné dans les rues de Villeurbanne. Leur manège a attiré l'attention d'une riveraine qui a appelé la police. Deux justiciers autoproclamés ont été interpellés à 0 h 50, alors qu'ils tentaient de se débarrasser de matraque télescopique, poing américain et bombe lacrymogène. Une heure plus tard, quatre autres membres de la bande ont trouvé Erwan B. et l'ont frappé. Il souffre de contusions, avec un jour d'incapacité totale de travail à la clé.

    Un témoin affirme que les agresseurs ont voulu l'enfermer dans le coffre de leur Audi A3. Les protagonistes démentent. Ils ont été retrouvés dès le lendemain matin, grâce à l'immatriculation de la voiture. " Leur réaction a été épidermique, on est dans des histoires de gamins, les réseaux sociaux jouent un rôle d'amplificateur, de déclencheur, l'effet de groupe fait le reste ", dédramatise Me Frédéric Lalliard, autre défenseur des jeunes gens.

    " Pensez-vous réellement que votre participation aux faits qui vous sont reprochés est de nature à contribuer à un regard positif et apaisé sur la communauté juive ? ", a questionné la juge. " Pas du tout ", a répondu le jeune prévenu. " Raphaël nous avait dit qu'il avait rendez-vous avec l'autre et qu'il ne serait certainement pas tout seul, donc on l'a accompagné, et j'ai pris une arme ", s'est-il justifié.

    Cette affaire provoque un regain de tensions sur fond communautariste. Au cours du même week-end, un groupe d'une trentaine de personnes a investi l'hôtel Mama Shelter, dans le 7e arrondissement de Lyon. Bilan : affrontement, gaz lacrymogène, clients évacués. Un scénario similaire s'est produit à l'entrée d'une discothèque du 6e arrondissement. Les actions visaient des employés qui s'étaient affichés sur Internet en faisant le geste de la quenelle.

    Richard Schittly

    © Le Monde

    lundi 23 décembre 2013

    Mères voilées lors des sorties scolaires : le Conseil d'Etat ne tranche pas 23.12.2013 à 19:50 | Le Monde.fr avec AFP


    Les mères voilées accompagnant des sorties scolaires ne sont pas soumises, par principe, à la neutralité religieuse, a estimé le Conseil d'Etat lundi 23 décembre. AFP/ANNE-CHRISTINE POUJOULAT

    Les mères voilées accompagnant des sorties scolaires ne sont pas soumises, par principe, à la neutralité religieuse, a estimé le Conseil d'Etat lundi 23 décembre. La plus haute juridiction administrative a tout de même rappelé que « les exigences liées au bon fonctionnement du service public de l'éducation peuvent conduire l'autorité compétente, s'agissant des parents qui participent à des déplacements ou des activités scolaires, à recommander de s'abstenir de manifester leur appartenance ou leurs croyances religieuses ».

    Interrogé par le défenseur des droits sur plusieurs questions relatives à la laïcité et au service public, notamment l'accompagnement de sorties scolaires par des mères voilées, le Conseil d'Etat n'a fait aucune mention explicite, dans son étude, de la circulaire Chatel. Ce texte de l'ancien ministre de l'éducation Luc Chatel, datant de 2012, demande que les mères d'élèves accompagnant les sorties scolaires ne portent pas de signes religieux ostentatoires. Dans les faits, elle continue de s'appliquer, rappelle le ministère de l'éducation.

    Dans sa saisine, le défenseur constatait que, « sur le terrain », les« dispositions prises [variaient] d'un établissement à l'autre ». Dominique Baudis évoquait des« zones d'ombre » dans les textes et souhaitait « pouvoir être en mesure d'apporter des réponses étayées » aux personnes qui l'avaient interrogé. « La présente étude, purement descriptive, n'a [...] pour objet ni de dresser un panorama de la laïcité ni de proposer des évolutions, quelles qu'elles soient, mais de dresser un constat du droit en vigueur », rapelle le Conseil d'Etat dans son étude.

    APPEL À UNE « OFFENSIVE LAÏQUE »

    Réagissant à la publication de cette étude, le ministère de l'éducation s'est empressé d'affirmer que la circulaire Chatel « rest[ait] valable ». Le ministère réaffirme que « le milieu scolaire est un cadre qui doit être particulièrement préservé » et estime, dans un communiqué, que cette circulaire datant de mars 2012 « est mise en œuvre sur le terrain avec intelligence, en privilégiant toujours la voie du dialogue ».

    L'ancien ministre de l'éducation nationale Luc Chatel a lui-même réagi à cette décision, estimant qu'« il ne [pouvait] y avoir de laïcité à géométrie variable, de laïcité à la carte » et qu'« il [fallait] renforcer la loi de 2004 sur les signes religieux ostentatoires à l'école ». L'avis du Conseil d'Etat « souligne le flou et l'ambiguïté de la législation actuelle », a ajouté l'actuel vice-président délégué de l'UMP, qui a appelé « les républicains de tout bord [à] s'unir pour défendre la laïcité et la neutralité du service public ».

    La présidente du Front national, Marine Le Pen, a pour sa part invité le gouvernement à « ne pas suivre cet avis » et à proposer une loi « interdisant de façon définitive ces signes religieux ostensibles chez les accompagnants »

    L'avis du Conseil d'Etat « confirme l'affaiblissement considérable du principe de laïcité dans notre pays », a condamné Marine Le Pen dans un communiqué. « Devant la progression inquiétante du communautarisme et des revendications politico-religieuses [...], seule une offensive laïque majeure face à tous les obscurantismes permettra de stabiliser nos principes essentiels »,selon elle.

    L'AFFAIRE BABY LOUP

    L'avis du Conseil d'Etat n'est pas sans rappeler l'affaire Baby Loup, lorsque Fatima Afif est licenciée en décembre 2008 pour « faute grave » en raison de son souhait de porter le voile sur son lieu de travail. En France, l'affaire est devenue emblématique des rapports entre islam et laïcité. A la suite de nombreux rebondissements judiciaires, Dominique Baudis avait demandé que soit clarifiée la frontière entre« missions de service public et missions d'intérêt général », qui n'imposent pas les mêmes règles aux intervenants.

    >> Lire le post du blog de Stéphanie Le Bars, journaliste auMonde : Mères voilées, Baby Loup : pourquoi l'avis du Conseil d'Etat est tant attendu

    Après la décision de la cour d'appel de Paris en novembre, qui a confirmé la légalité du licenciement de la salariée voilée, la Cour de cassation sera amenée à se pencher une nouvelle fois sur l'affaire Baby Loup au début de 2014. Les précisions du Conseil d'Etat sur les contours des différentes missions, et donc des différentes obligations, constitueront un nouvel élément d'appréciation dans ce dossier.


    Hollande exprime ses « regrets pour l'interprétation » de ses propos sur l'Algérie, Le Monde.fr avec AFP | 22.12.2013 à 17h18 • Mis à jour le 23.12.2013 à 09h56




    François Hollande « exprime ses sincères regrets pour l'interprétation qui est faite de ses propos » sur l'Algérie et « en fera directement part » au président algérien, Abdelaziz Bouteflika, selon un communiqué de l'Elysée publié dimanche 22 décembre.

    Le président français avait déclaré le 16 décembre sur le ton de la plaisanterie devant le Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF) que le ministre de l'intérieur, Manuel Valls, était rentré d'Algérie« sain et sauf »« C'est déjà beaucoup », avait-il ajouté. Cette saillie a suscité de très vives réactions en Algérie et des propos sévères de la part de l'opposition en France. Dimanche soir, le ministre des affaires étrangères  algérien a pris connaissance « avec satisfaction » du communiqué de l'Elysée, selon l'agence de presse APS.

    Lire : L'Algérie déplore un « incident regrettable » après la boutade de François Hollande

    Selon le communiqué, « les quelques mots prononcés lundi par le président de la République dans le cadre du 70e anniversaire du CRIF, concernant un déplacement de Manuel Valls en Algérie, font l'objet d'une polémique sans fondement »« Chacun connaît les sentiments d'amitié que François Hollande porte à l'Algérie et le grand respect qu'il a pour son peuple, comme l'ont prouvé la visite d'Etat qu'il a effectuée en décembre dernier et les discours qu'il a prononcés », poursuit la présidence de la République.

    « C'EST NOUS QUI AVONS LA NAUSÉE »

    En France, plusieurs responsables politiques de l'opposition avaient condamné les propos de M. Hollande. « Je regrette le dernier dérapage verbal du président de la République. Sur un thème aussi important que la relation de la France avec l'Algérie, l'exigence de la fonction présidentielle n'autorise pas une formule aussi déplacée », a réagi sur Twitter Jean-François Copé, président de l'UMP.

    L'ex-ministre UMP Valérie Pécresse a trouvé les propos de François Hollande « particulièrement maladroits »« Surtout, ce n'est pas digne d'un président de la République », a-t-elle déclaré sur TF1. Geoffroy Didier, un responsable de l'UMP, a qualifié d'« indigne » et d'« ironie fétide » la boutade de François Hollande et a estimé que le chef de l'Etat devait« présenter ses excuses au peuple algérien ». Sur Twitter, Jean-Luc Mélenchon a estimé que « l'ivresse communautariste du dîner a grisé Hollande », ajoutant : « Mais c'est nous qui avons la nausée. »

    jeudi 19 décembre 2013

    Le dossier de l'intégration ravive les fractures de la gauche - Le Monde 20 décembre 2013

    Le Parti socialiste, divisé entre " républicains " et " multiculturalistes ", échoue à défendre une vision commune sur les questions de diversité





    Tout un symbole ! Le premier ministre Jean-Marc Ayrault a finalement décidé, mercredi 18 décembre, de reporter sine die la réunion sur l'intégration prévue le 9 janvier 2014. La polémique déclenchée, le 13 décembre, par certaines propositions des cinq rapports d'étape sur le sujet, remis à Matignon mi-novembre, a eu raison de cette rencontre. Officiellement, cette décision est liée au " travail ministériel - qui - n'est pas achevé ". Dans les faits, la controverse a ravivé les tensions sur ce sujet complexe : moins entre majorité et opposition qu'au sein même de la gauche et du Parti socialiste.

    Un camp divisé en " deux nuages de points ", comme le résume Laurent Bouvet, professeur de sciences politiques et l'un des penseurs du PS : " Le premier, qualifié de "républicain", est sensible aux thèses sociales-libérales mais très accroché aux valeurs de laïcité et se retrouve autour de Manuel Valls. Le second est plus étatiste sur l'économie, mais à l'inverse libéral sur les questions de mœurs, très ouvert au multiculturalisme et se rassemble autour de Martine Aubry. "

    " La difficulté est de faire tenir les deux sans tomber dans une synthèse molle ", estime Jean Glavany, député socialiste, spécialiste de la laïcité au PS. " Or, Hollande a peur de ces questions, nul ne sait s'il a des idées sur le fond ", tance sous couvert d'anonymat un ponte du sujet.

    " Cela fait très longtemps que le PS n'a pas travaillé collectivement ces questions ",reconnaît Gilles Finchelstein, à la tête de la Fondation Jean-Jaurès, un des principaux think tank socialiste. Connaissant les clivages, lui-même a davantage travaillé sur un diagnostic que sur des propositions. " Il existe bien à gauche des convergences sur la lutte contre les discriminations ou sur le fait que l'islam est maltraité, notamment en termes de lieux de culte, mais, au-delà, on a l'impression que la gauche a eu peur de prendre le risque du débat et a choisi de ne pas clarifier ses positions ", pointe-t-il. Un " impensé ", un " tabou " pour certains, qui expliquent en partie la navigation à vue actuelle.

    Sur la forme, beaucoup à gauche, blâment aussi l'amateurisme du gouvernement qui, sur des questions aussi sensibles, a confié sa réflexion à des acteurs de terrain et des chercheurs peu connus sans cadrer davantage la formulation des rapports. " C'est délicat le débat public !, c'est fou que l'on n'ait pas associé d'élus à ce travail ",s'emporte Sandrine Mazetier, chargée des questions d'immigration au PS.

    Ces tensions révèlent en creux les divergences d'analyse croissantes sur les discriminations entre élus de gauche, acteurs de terrain et milieu universitaire. " De plus en plus de jeunes chercheurs sont eux-mêmes issus de l'immigration ", relève François Héran, ancien directeur de l'Institut national d'études démographiques (INED), pour qui " la gauche reste en grande partie ancrée dans le républicanisme, tendance assimiliationniste ".

    Ces clivages entre " républicains " et " multiculturalistes " sont anciens : ils recoupent ceux qui séparaient dans les années 1980, à l'époque de la Marche des beurs, chevènementistes et rocardiens. Trente ans plus tard, rien n'a donc beaucoup bougé.

    Sur le fond, seule la réflexion sur le sort des primo-arrivants a avancé. Elus et spécialistes s'accordent désormais pour dire qu'il faut plus de moyens pour renforcer leur acquisition du français ou leur insertion professionnelle. Après la crise des banlieues en 2005, perçue comme une " crise de l'intégration ", la droite avait résumé sa réponse politique à la création du contrat d'accueil et d'intégration (CAI) pour les nouveaux venus.

    Sept ans plus tard, la gauche se retrouve confrontée aux limites évidentes de cette action. Le pan le plus délicat du dossier " intégration " demeure bien celui qui concerne les Français issus de l'immigration. " C'est le deuxième volet de l'intégration. Celui de l'aménagement de la société multiculturelle, et sur le plan symbolique, de la construction d'une représentation collective ", estime Patrick Simon, directeur de l'unité migrations internationales et minorités de l'INED. " Mais sur ces aspects, on est au point mort. "

    Durant la campagne présidentielle, Terra Nova, l'autre think tank du Parti socialiste, avait bien esquissé un début de réponse avec un " appel à une France métissée ". Suivant une ligne multiculturaliste, Terra Nova prônait notamment une " reconnaissance symbolique de l'islam et du judaïsme dans le calendrier républicain "ou " l'émergence d'une élite issue des minorités visibles "" On a jeté un pavé dans la mare, mais nos idées n'ont pas été reprises ", regrette Mehdi Thomas Allal, à Terra Nova.

    Une mise à l'écart liée à l'autre fracture qui traverse depuis toujours la gauche : l'opposition entre les partisans d'une réponse sociale aux problèmes de discriminations et d'inégalités, et ceux, en perte de vitesse, favorables à une réponse sur critères ethniques. " Les rapports donnent juste l'impression que l'on troque l'échec social - dans les quartiers à population immigrée - contre une reconnaissance de la diversité ", déplore Daniel Keller, Grand maître du Grand Orient de France, tenant de la ligne républicaine.

    Un débat " culturel " alimente cette division. Il s'est développé dans les pas de la Gauche populaire, créée en 2011. Proche de M. Valls, ce courant qui a le vent en poupe, s'est nourri des travaux de M. Bouvet, convaincu que la promotion des minorités, a, dans les années 1980, desservi les Démocrates américains face aux Républicains

    Dans la pratique, le PS, comme la droite, est pris en tenaille entre les éléments de langage et les accommodements des élus sur le terrain face aux populations issues de l'immigration. " Les politiques entendent organiser la société multiculturelle sans le dire et placent "les blancs" ou "petits-blancs" au centre, décrypte M. Simon. C'est une politique du subterfuge, dangereuse : elle fait le lit du FN. Il faudrait une pédagogie assumée de la diversité. "

    " Il y a des digues à tenir dans l'imaginaire collectif. En politique, on travaille sur l'imaginaire ", assume à sa manière Laurent Baumel, député et leader de la gauche populaire. Il comprend néanmoins que des élus en banlieue " adaptent la réponse républicaine et laïque au terrain ". " Dans ce contexte, la gauche est comme un boxeur groggy ", résume M. Keller, qui devait rencontrer le premier ministre, vendredi 20 décembre. Il comptait lui parler intégration. Mais le sujet sera-t-il encore à l'ordre du jour ?

    Elise Vincent avec Stéphanie Le Bars

    jeudi 12 décembre 2013

    Les nouveaux habits du racisme 12.12.2013 à 17:47 | LE MONDE CULTURE ET IDEES Anne Chemin


    Les nouveaux habits du racisme. OLIVIER BALEZ

    Depuis la vague d'injures proférées à l'égard de Christiane Taubira, mais aussi de la nouvelle - et métisse - Miss France, le mot racisme est sur toutes les lèvres, mais nul ne sait exactement où en est la chose.

    Observe-t-on, dans un pays où le Front national ne cesse de gagner des voix, une « libération de la parole raciste », voire une vague d'hostilité envers ceux que l'on nomme, faute de mieux, les « minorités visibles » ? Quelles sont les formes contemporaines de ce phénomène qui a fait son entrée dans les dictionnaires français en 1932 ? L'Hexagone est-il aujourd'hui gangrené par cette pensée que le sociologue américain William Julius Wilson définissait, à la fin des années 1990, comme une « idéologie de la domination raciale » ?

    > Lire aussi : Pascal Blanchard : « Nous sommes les héritiers des discours colonialistes »

    La « guenon » de la petite fille de la Manif pour tous, le bébé singe de la page Facebook d'une candidate du Front national, la banane de la « une » de Minute : en quelques images, l'extrême droite est parvenue à ressusciter, autour de la figure de Christiane Taubira, tout un univers colonial - le bon nègre de « Y'a bon Banania », les images de « sauvages » véhiculées, au début du XXe siècle, par les expositions coloniales et, surtout, le fantasme de l'animalité des Africains, à mi-chemin entre le singe et l'homme. Une idée que, malgré sa prudence, le naturaliste Georges Louis de Buffon, au XVIIIe siècle, jugeait évidente. « L'intervalle qui sépare le singe du nègre est difficile à saisir », écrivait-il en 1776 dans De la dégénération des animaux.

    LE RACISME « BIOLOGIQUE » DISCALIFIÉ

    Si les associations, les hommes politiques et la presse ont, dans un premier temps, écouté ces propos avec une stupéfaction un peu incrédule, c'est sans doute parce que ce racisme « biologique et inégalitaire », selon le mot du chercheur Pierre-André Taguieff, a quasiment disparu. Depuis la fin de la seconde guerre mondiale, l'idée qu'il existe sur Terre des « races » humaines différentes, et que certaines sont supérieures à d'autres, est moribonde : les travaux scientifiques menés dans l'après-guerre ont disqualifié cette approche « typologique ». Surtout, cette conviction, largement partagée dans les années 1930, a été condamnée, après la Libération, par la communauté internationale.

    Aujourd'hui, les Français qui affirment partager ce racisme « bio-inégalitaire » sont rares. « Les sondeurs continuent à demander aux personnes interrogées si les races humaines existent et si certaines sont plus "douées" que d'autres, explique Vincent Tiberj, chercheur au Centre d'études européennes de Sciences Po.Depuis cinq ans, seuls 8 % des sondés défendent l'inégalité des races. Cela représente certes quelques millions de personnes, mais c'est un chiffre marginal. Il ne cesse d'ailleurs de baisser et concerne essentiellement des personnes âgées, qui ont été socialisées dans un monde très différent du nôtre. Aujourd'hui, l'antiracisme est devenu la norme démocratique. »

    Le racisme n'a cependant pas disparu pour autant. Selon Pierre-André Taguieff, qui a dirigé unDictionnaire historique et critique du racisme (PUF), il s'est simplement transformé : après la seconde guerre mondiale, le racisme « classique » - biologique et inégalitaire - a peu à peu fait place à un « néoracisme » différentialiste et culturel. « Il ne biologise pas le différent et ne hiérarchise pas les groupes distingués, souligne Pierre-André Taguieff. Sans affirmer l'existence de "races humaines", il implique le culte des identités particulières, de leur homogénéité et de leur "pureté" - d'où, par exemple, les stéréotypes négatifs de l'immigration comme "invasion" et comme "pollution". »

    DOCTRINE DIFFÉRENTIALISTE

    Ce néoracisme manie désormais le vocabulaire des modes de vie et des valeurs : il classe, répertorie et étiquette les populations en leur attribuant, à tort ou à raison, certains traits culturels qu'il juge immuables. Fondé, le plus souvent, sur des préjugés, il redoute par-dessus tout la proximité ou le mélange. « La nouvelle droite, dans les années 1970 et 1980, a été le berceau de cette doctrine différentialiste,poursuit M. Taguieff. Le Front national et les mobilisations nationales populistes en ont ensuite diffusé une vulgate en y ajoutant un accent nationaliste. Puis on a assisté à une mise en acceptabilité des sentiments racistes fondés sur le rejet de tout ce qui n'était pas considéré comme français. »

    Pour Patrick Simon, chercheur à l'Institut national d'études démographiques (INED), ce « néoracisme » s'est développé à partir des années 1980. « La société française a alors compris que l'immigration n'était pas un phénomène périphérique : les enfants d'immigrés étaient dans les écoles, les immigrés dans les quartiers, ils étaient au cœur de notre monde. Certains Français ont alors eu une réaction "nativiste" : ils n'ont pas parlé de "race" - supérieure ou inférieure - mais ils ont proclamé qu'ils étaient les propriétaires légitimes de la France et qu'ils avaient, à ce titre, droit à des privilèges. Le Front national a résumé ce discours sur les valeurs culturelles en un slogan, "La France aux Français". »

    Depuis les succès électoraux de l'extrême droite, ce racisme différentialiste et culturel semble avoir le vent en poupe : c'est désormais au nom des valeurs républicaines, et non de l'inégalité des « races », que le mouvement de Marine Le Pen condamne l'immigration. A-t-elle pour autant gagné la bataille de l'opinion ? Rien n'est moins sûr. Contrairement à ce que l'on pourrait penser, la société française apparaît, dans les enquêtes, de plus en plus tolérante. « Les études infirment la perception souvent répandue d'une société qui se recroqueville sur elle-même », soulignent les chercheurs Vincent Tiberj, Nonna Mayer et Guy Michelat dans le rapport annuel de la Commission nationale consultative des droits de l'homme sur le racisme, l'antisémitisme et la xénophobie.

    LA TOLÉRANCE PROGRESSE

    Année après année, les enquêtes posent une kyrielle de questions plus ou moins directes qui permettent de mesurer la crainte de la mixité ou l'hostilité envers les minorités visibles : « Etes-vous d'accord avec l'idée qu'en France on ne se sent plus chez soi comme avant ? », « Pensez-vous que la présence d'étrangers est une source d'enrichissement culturel ? », « Estimez-vous que les Maghrébins (ou les Africains ou les Juifs) constituent "un groupe à part" ? », voire, plus franchement, « Etes-vous un peu, beaucoup ou pas du tout raciste ? ». A partir de ces multiples questions posées pendant plusieurs décennies, Vincent Tiberj a construit un « indice d'ouverture » inspiré par le travail d'un chercheur américain, James Stimson.

    Depuis une vingtaine d'années, cet indice fait apparaître une petite révolution silencieuse : à partir de 1990, la société française s'est ouverte à la mixité et à la tolérance. Au fil des ans, l'indice augmente ainsi régulièrement, passant de 53,5 % en 1990 à 65,5 % en 2008. La courbe épouse les hauts et les bas des débats politiques sur l'immigration mais, sur une longue période, elle grimpe avec constance, comme si la société française s'habituait, peu à peu, à vivre dans un univers multiculturel. « Sur l'immigration comme sur l'égalité entre hommes et femmes ou l'homosexualité, la courbe progresse à la manière d'un long fleuve tranquille, observe Vincent Tiberj. La société bouge plus qu'on ne l'imagine. Elle va dans le sens d'une plus grande tolérance : elle accepte progressivement de nouvelles normes. »

    Pour expliquer cette ouverture, Vincent Tiberj met en avant trois facteurs : l'arrivée à l'âge adulte de générations socialisées dans un monde plus métissé que leurs parents ; l'élévation constante du niveau de diplôme, qui engendre une plus grande tolérance envers les immigrés, mais aussi un climat multiculturel, qui touche aussi bien les jeunes que les vieux – quels que soient leur âge et leur niveau de diplôme, les personnes interrogées en 2008 sont moins sujettes aux préjugés racistes qu'en 1990. « Les personnalités préférées des Français, ce sont quand même Yannick Noah, Zinédine Zidane et Jamel Debbouze », sourit le prêtre Christian Delorme, qui a accompagné la « Marche des beurs » de 1983.

    LES DISCRIMINATIONS PERSISTENT

    La bataille de la tolérance n'est pas gagnée pour autant : si l'ouverture progresse dans les esprits, elle n'est pas encore installée durablement dans les gestes de la vie sociale. Lorsqu'un patron accorde un emploi, lorsqu'un responsable décide d'une promotion professionnelle, lorsqu'un professeur oriente un élève, lorsqu'un propriétaire loue son appartement, une grande méfiance - consciente ou inconsciente - subsiste envers les « minorités visibles » : toutes choses égales par ailleurs (formation, âge, carrière…), les immigrés, mais aussi leurs enfants, connaissent, selon leur origine, un risque de chômage de 20 % à 50 % plus élevé que le reste de la population.

    Deux économistes du Centre pour la recherche économique et ses applications (Cepremap) ont pu le vérifier in vivo. Nicolas Jacquemet et Anthony Edo ont travaillé sur 500 offres d'emplois publiées en Ile-de-France entre septembre 2011 et février 2012. Ils ont envoyé plus de 3 000 curriculum vitae en tous points identiques - à un détail près : certaines candidatures étaient signées Pascal Leclerc ou Sandrine Rousset, d'autres Rachid Benbalit, Aldegi Jatrix, Hadav Alissa ou Samira Benounis. Rachid Benbalit a obtenu moitié moins d'entretiens que Pascal Leclerc. « Le marché du travail français se caractérise par une forte discrimination fondée sur l'origine », concluent les deux économistes.

    Pour Ahmed Boubeker, sociologue à l'université Jean-Monnet de Saint-Etienne, cette persistance, génération après génération, des discriminations liées à l'origine constitue une véritable bombe à retardement. « Le temps passe - les marcheurs de 1983 ont aujourd'hui 50 ans ! -, mais les enfants d'immigrés ne sont toujours pas traités de la même manière que les Français sur le marché du travail, à l'école ou dans l'accès au logement. Cette situation engendre forcément beaucoup de colère et de frustration dans les quartiers. Toute une population se retrouve en dehors du droit commun alors qu'elle est née et qu'elle a grandi ici. »

    BONNE PRATIQUES

    L'amertume est d'autant plus grande que, depuis le début des années 1980, aucune politique publique d'ampleur n'a tenté d'endiguer ces discriminations : la France se contente de condamner moralement de telles pratiques. « La dernière grande loi contre le racisme date de 1972, regrette Louis-Georges Tin, le président du Conseil représentatif des associations noires (CRAN). Quand le gouvernement combat les violences faites aux femmes, il ne se contente pas d'exprimer sa réprobation envers les hommes violents, il élabore des lois et des politiques publiques. Il faut faire la même chose pour les discriminations raciales. En matière de recrutement ou de formation, les bonnes pratiques existent : nous les avons recensées dans notre baromètre contre le racisme. »

    Ces discriminations sont d'autant plus inquiétantes que le climat, en France, a brutalement changé il y a quatre ans. Depuis 2009, l'indice d'ouverture mis au point par le chercheur Vincent Tiberj n'a cessé de chuter : la tolérance envers les juifs ou les Noirs continue à progresser mais une énorme crispation anti-islam s'est emparée de la société française. « L'indice de tolérance ne baisse de manière significative que pour deux minorités : les musulmans et les Maghrébins, constate Vincent Tiberj. Si on compare notre époque à celle de l'avant-guerre, on pourrait dire qu'aujourd'hui le musulman, suivi de près par le Maghrébin, a remplacé le juif dans les représentations et la construction d'un bouc émissaire. »

    Curieusement, cette « islamophobie » mêle des profils très différents. Elle est très majoritairement le fait de personnalités « autoritaires » et « ethnocentristes » au sens où l'entendait le philosophe allemand Theodor Adorno (1903-1969) - en France comme ailleurs, l'aversion à l'islam s'accompagne souvent d'un penchant pour la répression pénale et d'une condamnation de l'homosexualité. Mais, depuis quelques années, l'islamophobie progresse également chez les femmes, notamment diplômées. « Les effectifs sont faibles mais ils témoignent d'une prise de distance à l'égard de l'islam et de ses pratiques qui ne se confond pas avec le racisme ordinaire », estime M. Tiberj.

    CONTROVERSE INTELLECTUELLE

    Comment interpréter cette flambée récente de l'islamophobie ? Est-elle liée à des comportements religieux agressifs de la part des musulmans français ou s'agit-il d'une intolérance qui s'apparente, au fond, à une nouvelle forme de racisme ? Est-ce la réaction « normale » d'une société menacée par le communautarisme musulman ou les habits neufs d'une arabophobie qui caractérise, depuis longtemps, la société française ? Le sujet est complexe, au point de nourrir une controverse intellectuelle - une dizaine de livres sur ce sujet ont été publiés depuis la rentrée de septembre.

    Pour le chercheur Pierre-André Taguieff, cette flambée d'intolérance à l'égard des musulmans est liée au « dynamisme international » de l'islam politique. « Le vieux racisme anti-immigrés et antiMaghrébins s'est reformulé, c'est vrai, dans une dénonciation plus ou moins paranoïaque de l'islamisation. Mais il faut reconnaître que, depuis le début des années 1990, et plus encore depuis le 11 septembre 2001, l'islam, dans le monde, a pris un visage conquérant qui effraie, à juste titre, les Français. Si beaucoup d'entre eux surestiment cette menace, c'est tout simplement parce que ce fanatisme mondial fait écho, dans l'Hexagone, à une fragmentation multicommunautariste inquiétante. »

    Beaucoup d'intellectuels sont en désaccord avec cette lecture : ils estiment que les demandes de l'islam de France n'ont rien d'exorbitant. « Il n'y a pas de continuum entre les musulmans français et afghans, souligne Patrick Simon, de l'INED. L'islam de France demande simplement un aménagement des pratiques sociales. Prévoir dans les cantines un repas de substitution pour les enfants qui ne mangent pas de porc, ou construire une mosquée pour que les gens cessent de prier dans des locaux inadaptés, ce n'est pas s'imposer aux autres. De même, si le port du voile peut être considéré comme une oppression, on ne peut accuser sérieusement les femmes qui le portent de prosélytisme. Les musulmans ne cherchent pas à convertir la société française, juste à exister sans se cacher. »

    « LE NOIR FAIT RIRE, L'ARABE FAIT PEUR »

    Pour beaucoup de chercheurs, le mot « communautarisme » est souvent employé à mauvais escient : la France, rappellent-ils, ne compte que 4,5 millions de musulmans, dont seulement un tiers vont régulièrement à la mosquée. « Le communautarisme serait peut-être une menace si les musulmans avaient du pouvoir, mais ce n'est pas du tout le cas,explique le sociologue Ahmed Boubeker. Les musulmans sont très minoritaires au sein de la société française, ils ne sont pas représentés dans les élites politiques, économiques ou sociales et n'ont aucun relais auprès des pouvoirs publics. Les menées islamistes existent, bien sûr, mais elles sont très marginales. L'islamophobie est la rencontre entre deux peurs : la vieille peur issue de l'histoire coloniale, et la nouvelle peur de l'islam radical tel qu'il se développe à l'étranger. »

    Plus qu'une inquiétude légitime face à un mouvement communautaire, l'islamophobie est donc, pour ces intellectuels, la forme moderne de la vieille arabophobie française. « Le Noir fait rire, l'Arabe fait peur », résume le président du CRAN, Louis-Georges Tin. « La résistance à l'idée de la mixité avec les Maghrébins date d'avant la seconde guerre mondiale, rappelle Patrick Simon.Il y a, pour des raisons historiques liées à la conquête et à la domination coloniales, une vision péjorative des Nord-Africains qui s'est aggravée avec la guerre d'Algérie et qui est encore très présente. »

    Avant même les « événements » et l'immigration des années 1960, les Français, interrogés en 1951 sur leurs sympathies à l'égard de plusieurs nationalités, plaçaient d'ailleurs les « Nord-Africains » en avant-dernière position. Juste devant les Allemands, avec qui la guerre venait de se terminer…

    mercredi 4 décembre 2013

    Quand le général Aussaresses s'était « résolu à la torture » 04.12.2013 à 16:41 | LE MONDE Florence Beaugé




    Le général Aussaresses, mort mercredi, avait avoué « sans regrets ni remords » avoir torturé pendant la guerre d'Algérie.AFP/JOEL ROBINE

    C'est dans cet entretien publié dansLe Monde le 23 novembre 2000 que le général Aussaresses avait avoué « sans regrets ni remords » avoir torturé pendant la guerre d'Algérie. Nous le republions à l'occasion de sa disparition, annoncée ce mercredi 4 décembre. Il avait 95 ans.

    Le général Aussaresses, mort mercredi, avait avoué « sans regrets ni remords » avoir torturé pendant la guerre d'Algérie.AFP/JOEL ROBINE

    Le général Paul Aussaresses, quatre-vingt-deux ans [en novembre 2000], a été l'un des personnages-clés de la bataille d'Alger en 1957. En janvier de cette année-là, le général Massu appelle à ses côtés ce commandant, chef de bataillon parachutiste, ancien d'Indochine, ancien du Service de documentation extérieure et de contre-espionnage (Sdece), fondateur du 11e Choc (bras armé de la division action des services spéciaux), pour coordonner les renseignements à Alger. L'objectif est de démanteler les réseaux FLN et de mettre fin à la vague d'attentats qui ensanglantent le secteur.

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    La figure du général Aussaresses apparaît dans de nombreux récits parus ces dernières années. Dans La Guerre d'Algérie, Yves Courrières le présente sous l'appellation "commandant O". Pierre Vidal-Naquet, dans La Torture dans la République, parle de lui comme étant le chef de file "de ce qu'il faut bien appeler une équipe de tueurs professionnels" et souligne que son nom "ne figurera guère que dans un seul dossier publié, celui de l'affaire Audin.". Dans Les Centurions, de Jean Lartéguy, le général Aussaresses est présenté sous le nom de Boisfeuras. Il est enfin "le barbu" dans le roman de Robert Escarpit,Meurtre dans le pignadar.

    "Au fur et à mesure que le dossier de la guerre d'Algérie s'inscrit dans le débat en France se pose une question essentielle : la responsabilité du pouvoir politique de l'époque dans la pratique de la torture. Que pouvez-vous nous dire à ce sujet ?

    - Je suis arrivé à Alger début 1957, à la demande du général Massu qui, à la tête de la 10e division parachutiste, venait de se voir confier les pouvoirs de police sur le Grand Alger. Son second, le colonel Yves Godard, ne voulait pas de cette action policière. «Ce n'est pas pour nous», disait-il. Alors Massu avait décidé d'appeler deux types qu'il estimait sûrs et sur lesquels il pourrait s'appuyer : le lieutenant-colonel Trinquier et moi. J'avais reçu une mission précise : travailler avec la police d'Alger - dont Paul Teitgen était alors secrétaire général à la préfecture - et les officiers de renseignement, ainsi que le juge Bérard, conseiller juridique de Massu. Au début, nous n'avons eu aucun problème avec Teitgen. Ce n'est que plus tard qu'il a commencé à montrer des réticences à coopérer avec les paras.

    - Paul Teitgen a même démissionné de ses fonctions, le 12 septembre de cette année-là...

    - Teitgen avait en effet découvert qu'on le roulait dans la farine depuis longtemps. Je lui faisais signer des assignations à résidence, ce qui permettait d'enfermer les personnes arrêtées dans des camps, notamment au lieu-dit Paul-Cazelles, dans le sud du département d'Alger. En fait, on exécutait ces détenus, mais Teitgen ne s'en est rendu compte qu'après coup.

    - Paul Teitgen a dit que, sur les 24 000 assignations à résidence qu'il avait signées, 3 024 des personnes concernées avaient disparu.

    - Oui, cela doit correspondre à peu près à la réalité. L'intérêt, si j'ose dire, du système mis en place par Massu tenait justement à cela : avoir un officier de liaison - moi, en l'occurrence - avec les services de police et la justice, et qui endossait beaucoup de responsabilités. Tous les matins, avec Trinquier, je faisais mon rapport à Massu et lui racontais ce qui s'était passé la nuit précédente. Pour qu'on s'en souvienne, nous consignions tout dans un gros cahier manifold. Il y avait quatre pages pour chaque jour : une pour Massu, une pour Salan, une pour Lacoste, et enfin une pour moi. Parfois, je disais à Massu : "On a ramassé untel" et je le regardais dans les yeux avant d'ajouter : "On le tuera demain."Massu poussait un grognement, et je prenais cela pour un oui. " Une nuit, je m'en souviens, Bigeard m'a dit : «J'ai capturé le groupe terroriste de Notre-Dame-d'Afrique, une bande de tueurs dont je ne sais pas quoi faire.

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    - Est-ce que vous pouvez demander à Massu son avis ?»

    Que pouvait-on faire ? Livrer ces hommes à la justice ? C'était hors de question, nous avions autre chose à faire que d'examiner les situations particulières de certains individus dans le cadre de la légalité... Trinquier et moi, on va alors chez Massu, et Trinquier lui suggère : «Tu ne crois pas qu'on devrait les envoyer dans le maquis (autrement dit les flinguer) ?»Massu a répondu : «Un maquis éloigné !» Peu après, sinon le même jour, rapplique Max Lejeune, le secrétaire d'Etat aux forces armées, en visite à Alger. Massu lui explique le problème et lui dit : «Alors, qu'est-ce qu'on fait ?» Max Lejeune, qui avait très bien compris, lui a fait la réponse suivante : "Lorsque Ben Bella et ses ont été repérés par la France dans un avion au-dessus de la Méditerranée [le 22 octobre, la décision du gouvernement français a été d'abattre l'appareil. Si nous avons finalement renoncé à en donner l'ordre, c'est parce que l'équipage était français... Vous m'avez compris ?" Massu a poussé un grognement. Il avait compris...

    - Et Robert Lacoste, alors ministre-résident en Algérie, était-il lui aussi informé de ces méthodes ?

    - Il était parfaitement au courant. Il lisait tous les jours les comptes rendus du cahier manifold. Il y était écrit, par exemple, qu'un militant du FLN avait fait l'objet dans la nuit d'une exécution sommaire. Ce n'était pas marqué en ces termes mais c'était très clair. Je peux vous donner une autre preuve de la connaissance de Lacoste de toutes ces pratiques. Un jour, les membres d'un groupe parlementaire débarquent de Paris pour enquêter sur la torture en Algérie. Lacoste les envoie à Massu. On les fait escorter par le capitaine de Denoix de Saint-Marc, car c'était un officier avec beaucoup de prestance et un excellent contact humain. Pendant leur tournée, les parlementaires tombent sur un officier de renseignement en train d'interroger un fellagha. Le porte-parole du groupe saute sur l'occasion et demande à l'officier français, un colonel malin (qui avait été prévenu de leur visite) :«Qu'en est-il de la torture ?» Et l'autre lui répond : «Eh bien, vous voyez, j'étais justement en train d'interroger un prisonnier." «Et comment procédez-vous ?",demande le parlementaire, soupçonneux. «Eh bien, j'écoute ce que mon prisonnier me dit», répond l'autre sans se démonter.«Et comment êtes-vous sûr qu'il vous dit la vérité ?", insiste le parlementaire. «Eh bien, je le fais jurer sur le Coran ! ", répond l'officier de renseignement, en réussissant à garder son sérieux... Et à ce moment-là, on entend le fellagha qui s'écrie : «Sur un Coran électrique, oui !"... C'est Denoix de Saint-Marc, qui avait assisté à toute la scène, qui me l'a racontée, ce qui m'a fait beaucoup rire !

    - En juin dernier, le général Massu avait exprimé ses regrets au sujet de la torture. Avec le recul, estimez-vous toujours, quant à vous, que la torture était indispensable ?

    - La torture ne m'a jamais fait plaisir mais je m'y suis résolu quand je suis arrivé à Alger. A l'époque, elle était déjà généralisée. Si c'était à refaire, ça m'emmerderait, mais je refairais la même chose car je ne crois pas qu'on puisse faire autrement. Pourtant, j'ai le plus souvent obtenu des résultats considérables sans la moindre torture, simplement par le renseignement et la dénonciation. Je dirais même que mes coups les plus réussis, ça a été sans donner une paire de gifles.

    - Cela tendrait donc à prouver qu'en prenant du temps, et en y mettant les moyens, on peut se passer de la torture ?

    - Oui, avec du temps et beaucoup de travail, vraiment beaucoup de travail. Et dans certaines situations, ce n'est pas possible. Nous sommes pris par l'urgence. Personnellement, je n'ai jamais torturé, et pourtant, je n'ai pas les mains propres. Il m'est arrivé de capturer des types haut placés au sein du FLN et de me dire : «Celui-là est dangereux pour nous, il faut le tuer» et je l'ai fait, ou je l'ai fait faire, ce qui revient au même. Ce qu'il faut que vous compreniez, car c'est essentiel, c'est que cela ne me faisait pas plaisir. Et si j'ai moi-même procédé à des exécutions sommaires, c'est que je voulais assumer ce genre de choses, pas mouiller quelqu'un d'autre à ma place. C'est d'ailleurs pourquoi je ne veux pas accuser le pouvoir civil de l'époque. Affirmer qu'il nous donnait des ordres dans ce domaine serait faux et, surtout, s'abriter derrière, cela reviendrait à dire que les militaires se dégonflent et qu'ils se déchargent de leurs responsabilités. En mon nom personnel - mais je n'engage que moi -, je refuse cette attitude.

    - Combien de prisonniers algériens avez-vous ainsi abattus, en dehors de tout accrochage sur le terrain ?

    - C'est difficile à dire... Ce sont des actes difficiles... On ne s'y fait jamais. Je dirais entre 10 et 30...

    - Vous ne savez vraiment pas précisément combien d'hommes vous avez tués ?

    - Si... J'en ai tué 24.

    - En avez-vous parlé avec votre famille ?

    - Non, je n'en ai jamais discuté avec ma femme, elle ne le supporterait pas. Mes trois filles non plus, d'ailleurs. Un jour, quelqu'un a posé des questions sur la torture à l'une de mes filles et lui a dit : «Votre père était expéditif pendant la guerre d'Algérie !» Ma fille est alors venue me voir, elle voulait en savoir plus. On a un peu discuté, mais elle a mal réagi. Elle m'a dit : «Il ne fallait pas !» Je la comprenais. Mais, du coup, on ne parle pas de cela.

    - Quelle serait votre réaction si l'Etat français en venait un jour à faire une sorte de repentance à propos de l'Algérie ?

    - Je serais contre. On n'a pas à se repentir. Qu'on reconnaisse des faits précis et ponctuels, oui, mais en prenant garde à ne pas généraliser. Pour ma part, je ne me repens pas.

    - Et Maurice Audin, est-ce qu'on aura un jour la confirmation des circonstances de son décès, à savoir qu'il a été étranglé par le lieutenant Charbonnier après avoir été torturé et non qu'il s'est évadé comme l'a affirmé l'armée ?

    - Je ne sais rien pour ce qui est de Maurice Audin. Vraiment rien.

    - Vous étiez le numéro un du renseignement à Alger à cette époque. Cela paraît impossible à croire...

    - Je ne sais rien, je vous le répète. La seule chose que je peux vous dire, c'est que ce n'était pas Charbonnier. Il n'était pas dans le secteur à ce moment-là. Il était ailleurs, occupé à procéder à des arrestations et à exploiter des renseignements. Mais il n'était pas là.

    - Quand le fils du lieutenant Charbonnier affirmait à l'hebdomadaire Marianne du 24 juillet que son père n'était pas responsable de la mort de Maurice Audin et qu'il n'avait fait qu'assumer un acte commis par d'autres, il disait donc la vérité ?

    - Le lieutenant Charbonnier n'y était pour rien, c'est tout ce que je peux vous dire."