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samedi 28 décembre 2013

LE MONDE CULTURE ET IDEES | 10.10.2013 à 15h18 • Mis à jour le 27.11.2013

Les "beurs", acte III

M'hamed Kaki avec sa fille Anissa. La jeune femme tient une photo de sa grand-mère, Takia. | Thibault Stipal pour "Le Monde".

Les premiers pensaient être simplement de passage, ils ont subi leur destin d'opprimés. Les deuxièmes ont dû faire face à l'ignorance et s'imposer pour rester. Pour les troisièmes, ils sont d'ici, c'est comme une évidence, mais subissent toujours des discriminations. Trois générations d'immigrés et d'enfants d'immigrés maghrébins cohabitent désormais dans la société française. Parfois quatre.

Depuis la Marche pour l'égalité de l'automne 1983, le chemin parcouru semble énorme. Pour la première fois, des jeunes issus de l'immigration donnaient de la voix pour dénoncer le racisme et demander l'égalité. Qu'en reste-t-il, trente ans plus tard ? En suivant une famille sur trois générations, du grand-père à la petite-fille, on mesure l'évolution du sort fait à ces "étranges étrangers" et celle de leur perception par la société française. Une société qui, en dépit de l'égalité proclamée, porte encore sur eux un regard empreint d'ambivalence.

MAIN-D'ŒUVRE BON MARCHÉ

Quand les premiers arrivent dans la France des années 1950, rien n'est fait pour les accueillir. Au lendemain de la guerre, l'industrie a besoin de main-d'œuvre bon marché. Elle la trouve dans son empire colonial. Ces hommes dans la force de l'âge ont débarqué, fuyant la misère, d'Algérie ou du Maroc. Ce sont souvent des Bédouins, des paysans, appelés à travailler dans les mines et la sidérurgie. Comme ceux-là, Djilani Kaki arrive en 1956 de Biskra, une région d'oasis dans les hauteurs des monts du Zab, à 400 kilomètres d'Alger. Il vivait avec les siens dans la palmeraie, aux portes du désert, loin de la ville.

Pour lui, les Français sont les colons. Méprisants, voire violents. Il revient au pays pour la guerre d'indépendance, puis repart en France en 1960. Durant huit ans, il fait des allers et retours et envoie chaque mois un mandat à sa femme, Takia, qui l'attend avec son fils, M'hamed. Il vit seul dans le bidonville de Sartrouville (Yvelines), un amas de taule et de briques où il fait froid et humide, au bout des champs de patates.

LE RÊVE DU RETOUR

En 1968, il fait enfin venir sa femme et son fils, âgé de 8 ans. Djilani travaille de l'aube à la nuit tombée dans une déchetterie de Villeneuve-la-Garenne où il décharge des camions. Il parle peu, et comprend mal cette femme qui veut travailler, ce petit grandi loin de lui. Son rêve est de rentrer au pays, où il construit "sa" maison. Sa femme fait des ménages. Souvent, elle met en garde ses enfants contre les Français,"après tout ce qu'ils nous ont fait..." Mais de leurs souffrances, des humiliations qu'ils subissent quotidiennement, ils ne parlent pas.

Pour eux, l'immigration n'est qu'une parenthèse destinée à améliorer leur situation, amasser un pécule pour faire construire une maison au bled avant de rentrer. C'est pour ce rêve qu'ils endurent les "sales bicots", les nuits sans chauffage, la boue dès qu'il pleut et ce robinet que la mairie refuse de déplacer, même si les enfants risquent leur vie en traversant la route nationale chaque fois qu'ils sont de corvée d'eau.

"Dans cette France, on n'était pas chez nous, donc on ne réclamait rien", se souvient Mehdi Lallaoui. Le réalisateur, auteur notamment d'une série de documentaires sur l'immigration (Un siècle d'immigration en France, 1997), poursuit : "C'est le rêve du retour sur la terre natale qui leur a fait tenir l'exil, confrontés au racisme brut au quotidien." Même si ce retour est repoussé après la fin de la scolarité des enfants, puis après la retraite. "La perspective d'une immigration temporaire a été une forme de protection face à la somme des difficultés auxquelles ces immigrés devaient faire face. Comme ils ne devaient pas rester, ils n'ont pas posé leurs marques", ajoute la sociologue Emmanuelle Santelli, chercheuse au centre Max-Weber de l'université de Lyon et à l'Institut national d'études démographiques (INED). Djilani repartira en Algérie en 1984, Takia restera auprès de ses fils.

IMPLACABLE DESTIN SCOLAIRE

C'est avec ces "fils de", cette génération arrivée très jeune ou née sur le sol français, que tout bascule. Les pouvoirs publics ne s'attendaient pas à ce que ces Maghrébins restent et fassent venir leur famille. Pourtant, les enfants d'immigrés représentaient, dans les années 1970, environ 12 % de la population française, dont 28 % d'origine maghrébine, estime l'enquête "Trajectoires et origines" 2008, réalisée conjointement par l'INED et l'Insee. "Les autorités se sont retrouvées face à un processus de peuplement qu'elles n'avaient pas anticipé. Dans les années 1970, l'immigré est un travailleur, un ouvrier défini par son espace de travail : l'usine ou la mine. Des femmes et des enfants, on ne parle pas. Ils sont déjà là mais ils n'entrent pas encore dans les représentations collectives", explique Patrick Simon, sociodémographe à l'INED.

M'hamed Kaki se souvient de cette période où "il fallait raser les murs, ne pas se faire attraper par la police parce qu'elle faisait peur". L'école, fréquentée par les seuls enfants du bidonville (maghrébins et gitans), ne laissait pas beaucoup d'espoir. "En CP, l'instituteur, un ancien d'Algérie, nous frappait avec une trique en nous traitant de "têtes de béton". On en sortait tous fracassés", explique le quinquagénaire. Son destin scolaire sera, comme celui de beaucoup de ses copains, émaillé d'échecs et d'humiliations."Au collège, notre classe était dans un préfabriqué, à côté des bâtiments en dur où étudiaient les "vrais" élèves. Nous, on savait qu'on allait à la casse."

RACISME QUOTIDIEN

Orienté en 4e préprofessionnelle, puis en CAP de maçonnerie, il sort à 15 ans du système scolaire et va travailler comme couvreur. Là, il est confronté au racisme quotidien des ouvriers blancs : "Le mec avec qui je bossais ne m'appelait jamais par mon nom. Il disait "Eh, toi !" pour ne pas prononcer mon prénom."M'hamed ne supporte pas, se bagarre, démissionne et galère dans d'autres petits boulots, jusqu'à ce job de veilleur de nuit à la fac de Nanterre. C'est là qu'il va se fabriquer son éducation culturelle, à travers des rencontres, des cours du soir, le théâtre et un acharnement qui lui fera passer l'examen spécial d'entrée à l'université, puis une licence et un DEA de sociologie. Il est aujourd'hui cadre territorial.

Comme lui, ils sont quelques-uns à s'en sortir. Mais la plupart ont eu un destin de fils et de filles d'ouvriers. Quand ils arrivent sur le marché du travail, les emplois d'ouvriers se raréfient. Les usines et les mines ferment et leur peu de qualification est dévaluée.

Leurs parents quittent les cités de transit pour s'installer en HLM au moment où la petite classe moyenne française en sort, accédant en masse à la propriété grâce au crédit pas cher. Le climat se fait encore plus violent : pas un mois sans qu'un crime raciste défraye la chronique. "Notre présence était insupportable pour certains. Les policiers et les beaufs avaient la gâchette facile. Quand on était contrôlé, il fallait montrer sa carte de séjour et ses fiches de paie", se souvient M'hamed Kaki.

LE TEMPS DE LA FRANCE "MULTICULTI"

A Vénissieux (Rhône), dans la cité des Minguettes, les premières émeutes opposent les jeunes aux forces de l'ordre. Toumi Djaidja se fait tirer dessus. C'est lui qui lancera, en 1983, l'idée de la Marche pour l'égalité, que l'on appellera très vite "Marche des beurs". Départ de Marseille le 15 octobre, avec un cortège qui compte quelques dizaines de personnes. Deux mois plus tard, ils sont 100 000 à défiler à Paris pour dénoncer le racisme : finie l'image du vieux, isolé dans son foyer Sonacotra, la France découvre ses enfants d'immigrés, keffieh autour du cou et coiffure à la James Brown ou Angela Davis. La Marche va devenir la métaphore de ce que vit toute une génération : ils sont d'ici et clament qu'ils vont y rester.

Lire aussi le portrait : Toumi Djaidja, le leader qui a crevé l'écran puis s'est fait oublier

Pour ces jeunes issus de l'immigration, c'est une renaissance : ils peuvent s'inventer un avenir et découvrent une France plus ouverte qu'ils ne l'imaginaient. Ceux qui ont milité à cette époque se souviennent : "Tout d'un coup, on pouvait exister, on investissait l'espace public. On revendiquait notre part de Français", assure M'hamed Kaki. "Ce fut le moment de la visibilité de toute une génération, et de la diversité de la société française", souligne Saïd Bouamama, sociologue à l'association Intervention, formation, action et recherche (IFAR).

"C'est un horizon de reconnaissance qui s'ouvrait. Et c'est aussi une France nouvelle qui apparaissait, jeune et métissée. Même si cela n'a rien changé dans les quartiers, c'est un acquis fondamental", renchérit Ahmed Boubeker, professeur de sociologie à l'université de Saint-Etienne. La génération qu'on a appelée "beur" explose alors : elle investit les associations, la culture, apparaît pour la première fois à la télévision et dans la littérature. La France se découvre multiculturelle et ses immigrés deviennent eux aussi des acteurs. Cela ne va pas durer.

Lire l'entretien : "Les discriminations ethniques excluent davantage en France qu'en Allemagne"

LA MONTÉE DU FRONT NATIONAL

La parenthèse de cette France "multiculti", qui semble prendre en compte d'autres manières de trouver sa place dans la société, se referme assez vite. Face à la montée du Front national aux élections municipales de 1984, la gauche revient sur ses promesses de droit de vote des étrangers aux élections locales et d'abolition de la "double peine", cette mesure selon laquelle un étranger condamné est également expulsé du territoire une fois sa peine purgée. "Plutôt que de prendre acte que la question immigrée était d'abord sociale – la pauvreté l'articulant à l'origine –, la gauche a pensé qu'on pouvait régler la question avec un discours d'intégration par la réussite", note le sociologue Saïd Bouamama.

A partir des années 2000, avec le retour de la droite au pouvoir, le discours se durcit encore, soulignent tous les acteurs. La méfiance vis-à-vis des politiques et des institutions s'installe. "D'une vision où c'est à l'Etat qu'il incombe de créer les conditions d'une bonne intégration, on est passé à un constat d'échec et à la désignation des immigrés comme responsables de cet échec", remarque Abdellali Hajjat, maître de conférences en sciences politiques à l'université de Nanterre.

Anissa Kaki témoigne de cette ambiguïté. Fille de M'hamed, petite-fille de Djilani et Takia, la jeune femme de 23 ans, apprentie comédienne, se sent"complètement" française. Et quand on lui parle d'égalité, elle répond qu'elle a les mêmes problèmes qu'un jeune Français habitant en banlieue, les mêmes galères pour trouver un logement, un emploi."On ne trouve pas notre place, on n'est pas entendus", explique-t-elle simplement. Mais elle sent aussi les préjugés que suscitent sa peau mate, ses cheveux frisés et son nom : "Il y a toujours cette petite question sur mes origines. Je ne comprends pas pourquoi on me demande d'où je viens alors que je suis née à Argenteuil !", dit-elle de sa voix déterminée.

Elle sent bien le raidissement de la société française mais préfère l'ignorer. "Dans cette crise qui dure, j'ai l'impression qu'on essaie de mettre l'accent sur les origines. Mais ce sont les autres qui veulent me coller une étiquette. Moi, je m'en fiche !", lance-t-elle. Elle voit son histoire familiale comme "une richesse"."Quand je vois ma grand-mère et mon père, je n'arrive pas à me plaindre. Ils ont eu tellement de courage. Aujourd'hui, ils sont fiers de moi", dit la jeune femme, qui a obtenu une bourse de la Fondation France Télévisions.

DES ORIGINES QUI FONT ÉCRAN

Anissa tourne avec la troupe de l'école Miroir, à Epinay-sur-Seine (Seine-Saint-Denis), où elle étudie désormais. Après avoir passé deux ans au prestigieux cours Simon, à Paris, elle a préféré intégrer ce lieu qui promeut les talents "issus de la diversité culturelle et sociale des quartiers populaires". "J'avais besoin de quelque chose qui me ressemble plus", glisse la jeune femme, qui assure qu'elle sera "au même niveau qu'une comédienne parisienne". Une manière pudique de dire qu'il n'est pas facile de se faire une place quand les origines font écran.

Pourtant, Anissa semble aussi se détacher de l'histoire familiale. Ou tout du moins affirmer son rapport à la société française d'une manière moins douloureuse. Quand son père avoue encore avoir"l'impression d'être un indigène", persuadé qu'il n'est pas assez reconnu sur son lieu de travail ou comme acteur politique dans sa ville, elle répond qu'elle est fière de lui, mais que les combats de son père ne sont plus les siens : "Je reviens d'une tournée à Berlin, et là-bas j'étais française, tout simplement." A ses yeux, il faut juste que "les jeunes de banlieue aillent là où on ne les attend pas et y excellent".

Père et fille donnent un aperçu de ce que ressentent ces héritiers de l'immigration : les contradictions existent dans leurs regards comme dans celui que la France porte sur eux. "Il y a dans la société française un mouvement de flux et de reflux où rien n'est définitivement acquis. Plus il y a de gains vers l'égalité, plus il y a de secteurs qui se crispent", résume Mogniss Hamed Abdallah, journaliste et cofondateur de l'agence de presse IM'média, spécialisée dans l'immigration et les cultures urbaines.

REJET ET DISCRIMINATIONS 

En ce début de XXIe siècle, l'immigration a donc diffusé dans toutes les strates de la société. Le visage de la France a continué à se transformer, accueillant plus d'immigrés, d'origines plus diverses, Afrique subsaharienne, Turquie ou Chine. Il n'y a désormais pas un secteur professionnel ou artistique qui n'ait inclus des noms à consonance arabe. Mais dans le même temps, la paupérisation et la relégation spatiale que subissent les banlieues sont des fractures vécues de plein fouet.

De plus, depuis les attentats du 11-Septembre et le regain du terrorisme islamiste, un climat de suspicion collective semble s'être installé. L'actualité internationale présente l'islam comme un danger et, désormais, nombreux sont les Français qui le regardent comme tel. Comme le note le sociologue Stéphane Beaud, "le club France s'est rétréci""La société française est dans cette tension entre sa réalité multiculturelle et la tentation du repli national qui construit les difficultés d'adaptation des immigrés et focalise sur la menace supposée de l'islam", renchérit le sociodémographe Patrick Simon. Deux phénomènes témoignent douloureusement de cette crispation : le rejet des musulmans et les discriminations raciales.

Une barrière à l'embauche s'est confirmée dans les bassins d'emploi : les jeunes sont pénalisés au faciès ou lorsqu'ils portent un nom à consonance étrangère."Alors que, pour eux, il va de soi qu'ils veulent vivre dans la société française, ils continuent d'être renvoyés à leur origine. Des décennies après, on recueille toujours, à travers leur histoire, des épisodes discriminatoires envers eux-mêmes ou leurs proches", témoigne la sociologue Emmanuelle Santelli.

"SOCIÉTÉ RACIALISÉE"

La France fait comme si l'égalité était un acquis, puisque ce principe est affiché depuis plus de trente ans. Mais ce discours n'est plus audible tant les pratiques sont discriminatoires, particulièrement pour les plus diplômés. Selon une enquête du Bureau international du travail (2007), quatre employeurs sur cinq choisissent, à diplôme égal, un candidat d'origine métropolitaine de préférence à un candidat d'origine maghrébine ou noire. "Si les discriminations augmentent, c'est parce que, du côté des 'majoritaires', des élites administratives et politiques, on a un refus de l'égalité", analyse Abdellali Hajjat.

"L'égalité est perçue comme inaccessible, un privilège de certains, les autochtones ", relate Nacira Guénif, sociologue à l'université Paris-VIII. "Depuis trente ans qu'elle se répète, la structure inégalitaire s'est durcie : les jeunes d'aujourd'hui grandissent dans une société racialisée", analyse Patrick Simon. Une raison, aux yeux de ces observateurs, pour que ces jeunes descendants d'immigrés ne veuillent plus entendre parler d'intégration ou d'égalité des chances. Ils veulent qu'on leur fasse une place.

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Par Sylvia Zappi

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