Une « démarche isolée », un document « sans doute perfectible » : interrogée sur l'antenne de France 3 Poitou-Charentes, dimanche 23 novembre, la ministre de l'éducation nationale, Najat Vallaud-Belkacem, aura tout tenté pour minimiser l'impact, désastreux sur les réseaux sociaux, d'un document Powerpoint sur la radicalisation religieuse diffusé par l'académie de Poitiers à ses cadres, et révélé la veille par Mediapart.

En vain : c'est au mieux une« maladresse », au pire une litanie de « clichés racistes »qu'ont dénoncé les internautes en prenant connaissance de ce guide de « prévention de la radicalisation en milieu scolaire » censé apporter outils et conseils aux personnels de l'éducation nationale pour repérer des jeunes à la dérive, en ces temps de départs pour le djihad. Le document ne le revendique jamais explicitement, mais c'est bien de radicalisation islamiste qu'il s'agit.

Si l'académie n'a pas le sens du ridicule, elle a visiblement celui de la synthèse… En une page – sur 14 –, voilà avancés sept« signes extérieurs individuels » de radicalisation, mettant sur le même plan une« barbe longue non taillée »,l'« habillement musulman », le« refus du tatouage » ou encore la « perte de poids liée à des jeûnes fréquents ». Un peu plus loin, ce sont quatre« comportements individuels »qui sont présentés comme des indices : « repli identitaire », « rhétorique politique », « exposition sélective aux médias (avec préférence pour les sites webs djihadistes) » – la mention est entre parenthèses dans le document – et enfin, un« intérêt pour les débuts de l'islam ».

Le document du rectorat de Poitiers sur la radicalisation by LeMonde.fr

Les rédacteurs du document semblent ignorer qu'en application des programmes du collège (2008), un dixième du temps dévolu à l'enseignement de l'histoire en classe de 5e est réservé aux débuts de l'islam – après étude de l'émergence du judaïsme et du christianisme en classe de 6e.

Autre page, autre raccourci : le rectorat de Poitiers s'essaie à un« rappel historique » sur le phénomène de la radicalisation, en assumant les impasses : « Fin des années 1970 : révolution islamique en Iran ». Puis « Fin des années 90 : création d'Al-Qaida, appel au djihad ». Et enfin « Dès 2010 : explosion des conflits au Moyen Orient. Emergence de cellules ». Rien de plus.

Mais c'est la partie du Powerpoint consacrée aux« modes de basculement » qui confine le plus à l'absurde. Il y a là le modèle du « Lancelot »,présenté comme étant à la« recherche du sacrifice » ; « Mère Teresa » dont le « départ[se fait] pour la cause humanitaire » ; le « porteur d'eau » à la « recherche d'appartenance à un groupe »,le « GI » en quête « de l'affrontement et du combat »,enfin « Zeus » qui entend démontrer une « volonté de puissance ». Cette typologie, présentée comme étant celle du Centre de prévention contre les dérives sectaires liées à l'islam (CPDSI), pourrait prêter à sourire s'il n'y avait pas l'actualité récente, marquée par l'embrigadement de nombreux jeunes Français en Syrie.

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Le document en livre un recensement : en septembre 2014, il est écrit que 934 individus sont « concernés par le djihad », que 354 sont« sur place » – en Syrie, déduit-on –, que 168 sont « en transit »et 184 « revenus ». Un tableau permet de comparer l'évolution de la situation sur deux années : en 2012-2013, ils n'auraient été que 250« concernés par le djihad » et 74« sur place ».

Au rectorat de Poitiers, on refuse de communiquer sur cette « fuite ». « La main a été prise par le ministère de l'éducation nationale qui devrait communiquer sur le sujet incessamment sous peu »,explique-t-on dans l'entourage du recteur.

Parmi les chefs d'établissement, le scepticisme est patent.« Dans le cadre du plan national contre la radicalisation lancé au printemps par [le ministre de l'intérieur] Bernard Cazeneuve, l'éducation nationale a été incitée à prendre des initiatives pour accompagner les établissements », rapporte Philippe Tournier, du syndicat SNPDEN-UNSA, majoritaire parmi les principaux et les proviseurs. « Ce document a tout d'un copié-collé ridicule que pourrait fournir un lycéen, et fait, en outre, l'amalgame entre l'expression d'une religion et bascule dans l'intégrisme, estime-t-il. Il montre aussi qu'on manque de ressources, de spécialistes avertis pour faire de la prévention. »

« Appel à la délation »

Dans un communiqué, le Collectif contre l'islamophobie en France (CCIF) dénonce le document comme étant d'une part un « appel clair à la délation », d'autre part une façon de « légitimer les postures et les attitudes visant à stigmatiser systématiquement les musulmans ». Il demande l'ouverture d'une enquête administrative afin de connaître « les auteurs de ces documents et leurs motivations ».

Le Powerpoint incriminé est l'œuvre de l'équipe mobilité de sécurité académique (EMSA), présentée sur le site du rectorat de Poitiers comme « constituée de dix personnes aux profils et compétences complémentaires, issues des ministères de l'éducation nationale, de l'intérieur, de l'outre-mer et des collectivités territoriales ». Pas des spécialistes de la radicalisation, en somme.

« Pourtant, parmi les chefs d'établissement, l'inquiétude est présente depuis longtemps ; la médiatisation des départs en Syrie n'a fait qu'y mettre une loupe », conclut M. Tournier. A sa connaissance, les initiatives de prévention en milieu scolaire se limitent pour l'heure à un numéro vert.