jeudi 19 septembre 2013

Les Québécois divisés sur la question des signes religieux ostentatoires 18.09.2013 à 18:38 | Le Monde.fr


Pauline Marois et le ministre responsable des institutions démocratiques et de la participation citoyenne, Bernard Drainville, présentent la Charte des valeurs québécoises à l'Assemblée nationale du Québec, le 10 septembre à Québec. MATHIEU BELANGER/REUTERS

Le Québec vit une rentrée politique très mouvementée autour du projet de loi gouvernemental qui vise à instaurer une "charte des valeurs québécoises" qui entend encadrer le port de signes religieux ostentatoires pour les employés de la fonction publique. Une nouvelle législation proche de celle que connaît la France, mais qui provoque une rupture vis-à-vis de la tradition multiculturaliste du Canada et révèle des divisions profondes entre francophones et anglophones au Québec.

>> Lire aussi Manifestation à Montréal contre le projet de loi sur la laïcité

Un test politique. A la fin du mois d'août, des fuites dans la presse québécoise – en forme de test de l'opinion – amènent le Parti québécois (PQ, indépendantistes), au pouvoir dans la province depuis l'élection générale de septembre 2012, à défendre un projet de loi dont l'élaboration n'était pas complètement achevée. Depuis trois semaines, le feu nourri des critiques se concentre sur Bernard Drainville, ministre responsable des institutions démocratiques et de la participation citoyenne, qui défend mordicus le projet de loi.

Cinq propositions majeures. Sur le site Internet consacré à la promotion de la charte des valeurs québécoises, M. Drainville évoque un texte "favorisant la cohésion et la paix sociale". Le contenu des cinq propositions présentées par le ministre rappelle ce que la France, laïque, applique déjà :

  • inscription de la neutralité religieuse de l'Etat et du caractère laïque des institutions publiques dans la Charte des droits et libertés de la personne ;
  • instauration d'un devoir de réserve et de neutralité religieuse pour les fonctionnaires pendant leurs heures de travail ;
  • encadrement du port de signes religieux ostentatoires pour le personnel de l'Etat dans l'exercice de ses fonctions ;
  • obligation de donner et de recevoir les services de l'Etat "à visage découvert" ;
  • les ministères et organismes de l'Etat s'engagent à élaborer une procédure de mise en œuvre de la neutralité religieuse et pour gérer les accommodements religieux.

Pour Eric Bédard, historien québécois spécialiste de l'histoire du Québec, le terreau de ce projet a été préparé au début des années 2000, au moment de la crise "des accommodements raisonnables",lorsqu'un "certain nombre de concessions avaient été faites à des personnes issues de cultures religieuses différentes" (bains séparés, viande halal dans les garderies publiques, refus d'être soigné par une femme médecin, etc.). "Cela échappait à la parole démocratique. Le gouvernement a voulu prendre tout cela de front en encadrant les accommodements raisonnables", juge-t-il.

Les Québécois partagés. La population québécoise reste très divisée sur les enjeux de ce texte qui entend graver dans le marbre les valeurs du Québec tel qu'il est perçu par le gouvernement du PQ. En souhaitant "rassembler" les habitants autour de "valeurs communes", les indépendantistes cherchent à légiférer sur le "vivre ensemble" du Québec.

Près de la moitié des habitants se déclare ouvertement opposée au projet de loi dans un sondagepublié par Le Journal de Montréal.Le même document met en évidence une division profonde des Québécois sur la question des"valeurs communes" : 49 %  des francophones, qui représentent environ les trois quarts des habitants du Québec, seraient favorables au texte quand 72 % des anglophones se sont prononcés contre. A l'échelle du pays, près de 42 % des Canadiens se sont dits favorables à la charte des valeurs québécoises.

Autre point important, il existe un consensus (90 %) sur la proposition numéro quatre de Bernard Drainville, qui consiste à rendre "obligatoire le visage découvert lorsqu'on donne ou reçoit un service de l'Etat".

Valérie Amiraux, professeur de sociologie au département de l'Université de Montréal, s'alarme du climat politique dans lequel se déroulent les débats sur place : "En comparaison de la virulence actuelle des débats québécois, la discussion sur la burqa en France semble presque angélique… Les propos racistes sont explicites. La manipulation politique à des fins électoralistes est outrancière." La sociologue désigne ce texte comme une "aberration historique" pour le Québec qui"s'est illustré comme un Etat dans lequel le vivre ensemble était possible".

Manifestation, le 14 septembre à Montréal, contre le projet de loi défendu par Pauline Marois, premier ministre du Québec. CHRISTINNE MUSCHI/REUTERS

Autre signe de tension, plusieurs milliers de personnes, dont de nombreux musulmans, ont investi le centre-ville de Montréal, le 14 septembre, pour protester contre un projet de loi qu'ils jugent raciste et discriminatoire.

Un crucifix à l'Assemblée nationale. En plein débat sur la neutralité de l'Etat et des fonctionnaires, le crucifix installé au-dessus du siège du président de l'Assemblée nationale,  suscite des interrogations.

Lors de sa prise de fonction en 1936, le premier ministre Maurice Duplessis décide de lier le destin de la province à celui de l'Eglise en instaurant plusieurs symboles encore en vigueur aujourd'hui. C'est le cas, entre autres, du drapeau du Québec et du crucifix installé au-dessus du fauteuil du président de l'Assemblée nationale, à Québec.

Depuis, le crucifix n'a jamais quitté son emplacement d'origine. Il a même été décidé de le maintenir en 2008 rappelle Valérie Amiraux : "La commission Bouchard-Taylor, qui avait interrogé des centaines de personnes pendant des mois sur les pratiques d'accommodement reliées aux différences culturelles, indiquait qu'il n'y avait aucun problème mais que les représentations étaient problématiques." La commission a donc recommandé d'enlever le crucifix. En réponse, les députés ont soutenu à l'unanimité une motion du gouvernement prônant son maintien au-dessus du siège du président de l'Assemblée.

Interrogé récemment par la télévision québécoise sur cette question, M. Drainville a réfuté d'emblée la possibilité que ce symbole du "parcours historique"du Québec soit retiré de l'Assemblée nationale, malgré le projet de loi sur la laïcité : "Le crucifix est là pour rester. On va tenir compte de notre parcours historique. On a une histoire au Québec, on a une culture et on va la respecter. Il y aura un débat, mais on a déjà pris cette décision."Comme le ministre, environ 54 % des Québécois se déclarent favorables au maintien de ce symbole religieux au Parlement.

Ce n'est pas une surprise pour Eric Bédard : "Les Québécois n'ont pas la nostalgie d'un régime conservateur ou d'une époque mais souhaitent que l'on reconnaisse le rôle joué par l'Eglise catholique dans l'histoire du Québec. Ce patrimoine religieux rattache le Québec à l'Occident."

Ottawa et les libéraux montent au créneau. L'affirmation par le Québec de "ses valeurs" vise indirectement à le dissocier du Canada où Ottawa réagit avec un mélange d'agacement et perplexité. Lundi, rapporte la presse québécoise, le premier ministre canadien, Stephen Harper, a émis des doutes sur la capacité du gouvernement du PQ, minoritaire à l'Assemblée nationale, à faire adopter le projet de charte sans l'appui des autres partis politiques qui ont déjà manifesté leur hostilité.

Par ailleurs, l'Etat canadien, attaché à son modèle multiculturaliste, n'a pas caché qu'il userait des moyens légaux nécessaires à l'application des textes fédéraux.

Au Québec, le combat du gouvernement de Pauline Marois prend la forme d'une gageure. Entré en force à l'Assemblée nationale il y a à peine un an, le Parti québécois arrivait en seconde position, dimanche 15 septembre, dans les intentions de votes aux prochaines élections provinciales. Un désaveux populaire pourrait provoquer une paralysie politique et contraindre à une nouvelle dissolution de l'Assemblée nationale, comme cela avait  été le cas lors des manifestations contre la hausse importante des droits de scolarité en 2012.

En embuscade, le Parti libéral du Québec pourrait désavouer la charte et profiter de la zizanie politique pour se refaire avant la prochaine échéance électorale. Mardi 17 septembre au Parlement, Jean-Marc Fournier, ancien ministre de la justice et chef des libéraux, a recommandé au gouvernement de "laisser tomber"ce projet de charte qui "divise" les Québécois.

Rodolphe Baron

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