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vendredi 16 septembre 2011

La société française piégée par la guerre des identités




AFP/MICHEL GANGNE
Des personnes portant le voile intégral marchent dans une rue du centre de Marseille, le 24 décembre 2009.

Le multiculturalisme, en tant qu'il est fondé sur la reconnaissance des identités singulières de race et de culture, a échoué en France et en Europe. Non pas, comme le prétendent Angela Merkel, David Cameron et Nicolas Sarkozy, parce qu'il n'est pas parvenu à "intégrer" les "immigrés". Mais en raison de la fragmentation du corps social opérée partout où ce principe est appliqué ou promu par des organisations politiques.

La mise en oeuvre du multiculturalisme a, en effet, conduit à dresser l'un contre l'autre deux segments de la population : l'identité majoritaire et les identités minoritaires. Par une sorte d'effet boomerang, l'apparition au sein de l'espace public de minorités ethno-culturelles et raciales a provoqué, dans chaque cas, le renforcement d'une identité "blanche" et chrétienne. Il est d'ailleurs symptomatique que le Front national et les Indigènes de la République se soient référés tous deux, lors de l'affirmation de ce modèle, à des expressions proches pour désigner l'identité majoritaire : les "Français de souche" dans un cas, les"souchiens" dans l'autre.

A la différence d'autres pays comme les Etats-Unis, où les différentes "communautés" semblent pouvoir vivre les unes à côté des autres, l'essor du multiculturalisme en France se traduit donc par une montée tangible du racisme appliqué au discours public ou dans le discours public.

Ce racisme revêt deux formes : l'affirmation forcenée d'une identité majoritaire "blanche" et même catholique par la droite et l'extrême droite et l'affirmation, par la gauche multiculturelle et postcoloniale, d'identités minoritaires ethno-culturelles - " black" et "beur" notamment - qui constituent autant de "communautés de souffrance". Celles-ci s'estiment en effet fondées à être reconnues comme telles et à demander "réparations" pour les préjudices subis par leurs ancêtres lors de la colonisation et l'esclavage notamment, rapprochant en cela le multiculturalisme d'autres courants d'idées dans leur traduction civique comme le postcolonialisme désormais très présent sur la scène politique et médiatique.

Mais qu'en est-il de ces "communautés" ? L'énonciation de leur identité procède-t-elle des acteurs de base ou des porte-parole qui s'expriment en leur nom ? On peut se demander si l'expression racisée des identités postcoloniales est le produit d'un contre-racisme venu "d'en bas", émanant du "peuple", ou de certaines de ses composantes ou si, à l'inverse, elle est l'oeuvre des représentants communautaires issus de cette politique même de la diversité, prompts à accoler des spécificités ethno-culturelles ou raciales intangibles à des individus dont l'homogénéité ne va pas de soi.

De sorte qu'il n'est pas illégitime de mettre en doute l'existence, en France, des communautés "noire", "juive", "musulmane" ou "maghrébine", autrement que dans les discours de porte-parole parfois nommés ou encore autoproclamés qui s'expriment "au nom" de ces communautés en prenant en quelque sorte leurs "membres" en otages. L'autodéfinition, à certaines périodes de son existence, d'un individu quelconque comme "juif", "noir", "maghrébin" ou "breton" n'implique pas ipso facto son appartenance pérenne à des "communautés" associées à ces différents labels identitaires.

Tel "immigré africain", expression contestable, tout comme le sont celles de "première" ou de "deuxième génération", même s'il est assigné d'autorité, lui ou ses parents, à "sa" culture d'origine, "noire", d'Afrique de l'Ouest soudano-sahélienne, peut se définir, au contraire, en fonction de différents contextes, comme soninké, sénégalais, français, habitant du quartier du Val-Fourré à Mantes, etc.

La culture, qu'on reproche à certains chercheurs en sciences sociales de minorer ou de nier, n'est pas seulement un héritage du passé, mais un élément qui se, qu'on se construit. La culture est en effet la somme d'actes d'identification accomplis par un individu au cours de son existence, somme dont on ne peut rendre compte qu'après sa disparition. On ne devient pas ce que l'on est, on est ce que l'on devient.

Nous entrons sur ce point en désaccord avec une démarche qui prétend enfermer les individus dans des mono-appartenances identitaires afin de défendre des intérêts particuliers. Transmuter le social en culturel, abandonner le terrain des luttes économiques au profit de l'affirmation d'identités ethniques et raciales, semble donc être une caractéristique majeure d'une gauche multiculturelle et postcoloniale qui risque à ce jeu d'occuper une position symétrique et inverse de la droite et de l'extrême droite "républicaine".

De façon paradoxale, en effet, cette droite et cette extrême droite, en défendant la République et la laïcité sur des bases islamophobes défend par contrecoup des valeurs culturelles tout aussi ethnicisées, mais "bien de chez nous". La gauche et l'extrême gauche multiculturelle et postcoloniale, en abandonnant la défense de l'universalisme républicain à la droite et à l'extrême droite s'engagent dans la voie d'un choc des cultures qui fait les affaires de son adversaire.

L'universalisme, contrairement à ce que prétendent les tenants des idées multiculturalistes et postcoloniales, ne se réduit en effet ni à la défense de la suprématie "blanche" ni à l'assimilation vue comme une sorte de rouleau compresseur nivelant les identités et les cultures. En ce sens, il ne s'agit pas, en reprenant l'expression de Dipesh Chakrabarty, autre auteur-phare des études postcoloniales, de "provincialiser l'Europe", en mettant en exergue sa spécificité culturelle pour mieux en montrer ses limites.

Car provincialiser l'Europe revient à diviser le monde en autant d'"aires culturelles" étanches, et donc à enfermer les continents géographiques et intellectuels dans des spécificités irréductibles. Pas plus que l'Europe des Lumières ne saurait être caractérisée par la "raison" (c'est aussi le siècle des "passions"), les autres continents ne sauraient être réduits à des caractéristiques culturelles intangibles (l'Afrique des "ethnies", l'Inde des "castes", le Moyen-Orient musulman "fondamentaliste", etc.), voyant ainsi déniée leur historicité propre. Construire du lien social, c'est passer à travers les continents géographiques et culturels, c'est postuler une universalité première et principielle entre les hommes et les femmes, pour réserver aux "cultures" le statut d'une production résultant d'un processus de singularisation.

Postuler l'humanité de l'homme et de la femme, ce n'est pas vouloir assurer la domination de l'Occident sur le reste du monde, c'est affirmer la possibilité de communiquer avec les autres. Les "révolutions démocratiques" en cours en Tunisie, en Egypte, en Libye, et celles à venir, montrent que les droits de l'homme, loin d'être un carcan imposé par l'Occident au reste du monde, peuvent aussi être réappropriés par des peuples arabo-musulmans, en dépit de, ou grâce à, "leur" culture.

En définissant a priori la culture d'un peuple, ou son identité, a fortiori en la racisant, on prend le risque d'être démenti par l'historicité de cette culture, c'est-à-dire par sa capacité à intégrer une multitude d'éléments dont on avait postulé, par principe, qu'ils ne lui appartenaient pas.

Culturaliser, ethniciser ou raciser les identités est le meilleur moyen, notamment, d'enfermer les jeunes des banlieues dans des ghettos, la meilleure façon de les maintenir sous la chape du pouvoir.


Ouvrage : "L'Ethnicisation de la France" (Lignes, 136 pages, 14 euros).

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