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mercredi 14 décembre 2011

Les salafistes, un dilemme pour les Frères musulmans égyptiens 14.12.11 | 19:08 | LEMONDE.FR Hélène Sallon


C'est un combat plutôt inattendu que doivent livrer les Frères musulmans aux élections législatives égyptiennes. Donnés grands favoris du premier scrutin libre de l'ère post-Moubarak, leur succès a été corroboré par les urnes. Le Parti de la justice et de la liberté fait la course en tête avec 36,6 % des suffrages exprimés lors de la première phase des législatives qui s'est ouverte le 28 novembre. Un bon score qui semble annoncer la victoire qui l'attend au terme de ce scrutin en trois phases, le 3 janvier. Mais, c'est sans compter l'émergence du parti salafiste Al-Nour qui, avec 24,4 % des voix se pose en challenger de taille, et des plus encombrants face aux ambitions post-électorales des Frères musulmans.

Avec la seconde phase du scrutin, tous les yeux sont tournés vers cet outsider surprise. "Contrairement au calcul initial des Frères musulmans, qui croyaient être seuls à passer au politique et donc bénéficier du soutien de l'ensemble de l'électorat, ils se sont fait dépasser par les salafistes qui se sont rapidement structurés", note Patrick Haenni, chargé de recherche à l'institut Religioscope. L'ancrage historique des salafistes, ainsi que leur réseau d'influence au sein de la population, tissé par le biais des mosquées et de notables locaux, a fait le reste (voir encadré). Et, si le référentiel islamiste commun aux deux partis semble tout indiqué pour une alliance post-électorale, le pragmatisme politique pourrait dicter aux Frères une tout autre stratégie. Pour eux, comme pour les autres partis égyptiens, les salafistes sont une véritable épine dans le pied.

DIVERGENCES DE VUES

Les deux mouvances islamistes divergent sur de nombreux points."Le premier but des salafistes est l'islamisation des institutions de l'Etat et de la société. Au contraire, les Frères musulmans, qui ont toujours mis l'accent sur l'islamisation de la société par la prédication, sont moins portés sur l'islamisation des institutions. Leur but est d'avoir une position de force au Parlement pour contrôler le président et pousser à la moralisation de la société", note Patrick Haenni.

Sur le plan dogmatique, indique Stéphane Lacroix, politologue spécialiste de la mouvance islamique, "les salafistes ont une lecture extrêmement littérale du texte religieux et font montre d'un rigorisme social". Ils souhaitent durcir la référence à l'islam dans la Constitution et le droit et militent ainsi, depuis le référendum constitutionnel du 19 mars, pour avoir le plus de poids face aux laïques au sein de l'Assemblée constituante. L'enjeu, note Patrick Haenni, est d'avoir son mot à dire sur la définition de l'article deux de la Constitution, qui stipule que"l'islam est la religion de l'Etat dont la langue officielle est l'arabe ; les principes de la loi islamique ['charia'] constituent la source principale de législation". Si certains salafistes sont prêts à le conserver en l'état, comme les Frères, d'autres veulent remplacer le terme "principes de l'islam" par"préceptes de l'Islam""Une nuance de taille qui permettrait de verrouiller les possibilités d'interprétation de la charia", commente le chercheur.

L'Etat civil et démocratique, que tous les partis appellent de leurs voeux, est un véritable repoussoir pour les salafistes. "La position salafiste est historiquement une position de refus, note Stéphane Lacroix. Pour eux, la démocratie est contre l'islam." Mus par l'idéal d'Etat islamique, ils ne tolèrent pas le compromis. Or "les Frères musulmans, par leur histoire propre, sont totalement dans le compromis avec le pouvoir et dans une logique de graduation", poursuit-il. Depuis son entrée dans le jeu démocratique, le parti Al-Nour fait cependant des déclarations plus ambiguës. "Pour entrer dans le jeu politique, Al-Nour a dû faire une profession de foi démocratique, avec peu de conviction toutefois", note le chercheur. "Ils vont dire que la démocratie est un moyen intermédiaire pour parvenir à un Etat islamique, mais en ayant en perspective la remise en cause des règles du jeu de l'intérieur, explique Patrick Haenni. "Les Frères musulmans, au contraire,oppose Stéphane Lacroix, évoluent dans un sens où la plupart d'entre eux ont fait une profession de foi démocratique crédible."

CALCUL POLITIQUE

L'âpre compétition que se livrent Frères musulmans et salafistes dans la campagne est peut-être davantage le résultat d'un calcul politique que de divergences de vues. "Il existe toujours chez les Frères musulmans, qui ne sont pas un tout unique, une tendance salafiste et une adoption partielle de leurs catégories de pensée. Les contacts ont ainsi toujours existé et été maintenus", note Patrick Haenni. Ce sont les partis salafistes qui ont fait le choix de quitter l'Alliance démocratique, formée par les Frères avec 33 autres partis islamistes, de gauche et libéraux, pour faire cavalier seul au sein de la Coalition pour l'Egypte. Un choix de pur "calcul électoral" de la part des salafistes, note Patrick Haenni, qui estimaient ne pas y être suffisamment représentés. Cela n'a toutefois pas empêché les deux mouvements de présenter parfois des candidats communs et de soutenir ensemble des candidats indépendants. Dans les campagnes, ils n'ont cessé d'organiser des conférences où ils s'invitaient mutuellement.

Toutefois, nuance M. Haenni, la frange des Frères musulmans qui tient actuellement les rênes du mouvement est dans une démarche politique qui les pousse à se démarquer des salafistes."Aujourd'hui, les Frères musulmans sont très prudents, ils ne veulent pas faire peur. Ils ne veulent pas trop s'imposer donc cherchent à faire des coalitions, à engager le dialogue avec les autres partis", précise-t-il. La montée en puissance des salafistes a poussé les Frères à plus de prudence encore. "A force d'avoir flirté avec les salafistes depuis le référendum constitutionnel, ils ont donné l'idée d'un camp islamique structuré qui a fait peur aux partis laïques et aux militaires", analyse-t-il.

L'armée, pour qui le caractère civil de l'Etat est une affaire prioritaire, a dès lors cherché à renforcer toutes les forces politiques contre les Frères et à limiter la marge de manoeuvre des partis au sein de l'Assemblée constituante en tentant d'édicter des principes supra-constitutionnels. Les Frères musulmans ont aussi veillé à ne pas entrer dans la surenchère identitaire des salafistes, galvanisés par leur succès électoral. "Les salafistes les poussent vers un ultra-conservatisme social dont ils pourraient être perdants. S'ils ont le même référentiel, il est difficile de se démarquer. Le discours des Frères a ainsi évolué lors des élections jusqu'à dire 'nous n'avons rien à faire avec ces gens-là, nous sommes pour un islam modéré'", note Stéphane Lacroix.

UNE ALLIANCE ISLAMIQUE ?

Malgré leur course en tête, les Frères musulmans ne devraient pas recueillir la majorité au sein de la future Assemblée. Pour mener la politique d'influence qu'ils ambitionnent, une alliance s'impose à eux. "De par leur histoire politique, ils vont certainement aller vers le centre et c'est ce qu'ils ont répété récemment", note Stéphane Lacroix. Le score final des salafistes pourrait toutefois infléchir ce choix. Ces derniers se sont dits favorables à une alliance avec les Frères, bien que leur stratégie politique reste ouverte."Traditionnellement, les groupes salafistes ont tendance à jouer en politique un rôle de lobby conservateur sur les questions sociales. Ils cherchent à faire passer les lois plus conservatrices possibles, mais n'ont pas de vision politique globale, même si cela peut changer avec la politisation", analyse M. Lacroix.

Aux yeux des Frères, note Patrick Haenni, le meilleur scénario serait qu'"ils ressortent forts de ce scrutin pour pouvoir faire alliance avec des partis proches mais faibles comme le parti islamiste modéré Al-Wasat et les partis alliés non islamiques". En revanche, s'ils se retrouvaient sous la barre des 40 % face à des salafistes forts, alors se poserait réellement la question d'une alliance avec eux. Selon M. Haenni, "ils n'ont pas intérêt à s'allier avec les salafistes non seulement en terme d'image mais également en terme de gestion pratique de l'alliance. Cela les mettrait dans une position instable où la politique serait poussée sur un mode très identitaire et tout cela, les Frères musulmans savent que c'est ingérable par rapport à l'international et aux militaires. Plus le champ politique est polarisé, plus les militaires peuvent jouer le rôle d'arbitre, ce que les Frères musulmans ne veulent pas".

Au cours des deux dernières phases du scrutin, l'éventualité d'un tel scénario pourrait se voir totalement écartée. "L'écart entre les deux partis est en train d'augmenter car les salafistes n'ont pas de réserve de voix, note Stéphane Lacroix. Avec le scrutin de liste, les salafistes réalisent de bons scores mais au scrutin uninominal, ils font moins bien. Quand le candidat salafiste est face à un Frère, c'est le Frère qui gagne." Le politologue estime ainsi qu'avec le type de scrutin appliqué aux législatives, les salafistes pourraient finalement obtenir moins de 20 % des sièges, tandis que les Frères en obtiendraient plus de 45 %.


Pour en savoir plus :

- La carte interactive des partis politiques égyptiens et des alliances électorales

- Lire notre zoom sur "Des élections aux modalités complexes"

- La chronologie illustrée sur les Frères musulmans égyptiens


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