jeudi 6 février 2014

Du communautarisme à l'assimilation, les visages de l'immigration à Saint-Etienne

LE MONDE | 06.02.2014 à 11h31 • Mis à jour le 06.02.2014 à 12h27 |Par 


Mouloud Kinzi, 52 ans, Kabyle d'origine algérienne, dans le quartier Beaubrun de Saint-Etienne où il vit, le 4 février 2014.

Grâce à son tissu industriel, ses mines, Saint-Etienne a été, depuis le début du XXe siècle, un bassin d'emploi important pour toute une main-d'oeuvre étrangère : italienne, espagnole, polonaise, algérienne… L'immigration représente aujourd'hui environ 7 % de la population, un peu moins que la moyenne nationale (8,5 %).

Comme ailleurs en France, depuis les années 1970, la désindustrialisation frappe de plein fouet le tissu économique stéphanois – le taux de chômage y est d'environ 10 %, la moyenne nationale. Les familles immigrées sont parmi les plus affectées.

En l'absence de statistiques ethniques – interdites en France –, nous avons rencontré des responsables associatifs, des élus, des habitants, pour tenter de dégager des parcours types et donner des visages à la question de l'intégration en France. Des parcours qui pointent que l'intégration est une notion à géométrie variable. Et que, plus que la religion, la maîtrise du français ou le racisme, c'est le facteur travail qui a été la clé de la réussite ou de l'échec des personnes rencontrées.

  • Mouloud Kinzi, le Kabyle

A 52 ans, Mouloud Kinzi incarne à sa façon la situation délicate de toute une génération d'immigrés issus du Maghreb, d'Afrique subsaharienne ou de Turquie, arrivés en France depuis les années 1970. Des difficultés sociales identifiées par de nombreuses études, à Saint-Etienne comme à l'échelle nationale (notamment en termes d'insertion sur le marché du travail). Mais des difficultés qui font malgré tout dire à M. Kinzi de façon un peu brutale :« Je suis en échec social, mais j'ai réussi mon intégration. »

Divorcé, sans emploi, ce natif de Kabylie arrivé en France en 1999 dépend de l'allocation handicapé pour boucler ses mois après une agression. Il habite en cité HLM. Et il a perdu l'un de ses deux enfants – son fils –, mort d'une overdose. Des échecs en partie liés, pense-t-il, à ses années sans papiers à travailler dans le bâtiment, puis à celles de contrats précaires dans l'associatif. Le racisme, qu'il expérimente régulièrement, n'a pas été un « critère déterminant », assure-t-il.

En même temps, M. Kinzi estime avoir, au fil des ans, largement fait la preuve de son « respect à la langue, à la culture et aux traditions françaises ». Il se dit en effet « laïc ». Parle parfaitement français et avec très peu d'accent. Il écrit aussi régulièrement en français pour les besoins de son militantisme de la culture berbère. Un militantisme qu'il voit comme un vecteur « d'intégration ». Car « revendiquer sa culture, c'est la partager avec l'autre », plaide-t-il.

M. Kinzi défend à ce titre sa « double culture ». Ces habitudes qui l'amènent à rarement rater l'occasion de passer au marché, chaque semaine, « pour prendre des nouvelles du bled ». Une double culture qui lui a aussi permis de décrocher certains emplois. Comme celui de surveillant de lycée ou en tant qu'animateur en prévention routière pour la ville : « J'avais les codes avec les jeunes et ça rassurait ceux qui m'embauchaient », explique-t-il.

Sophie Zoltaszek, 82 ans, d'origine polonaise, dans son logement de la cité Marseille, au Chambon-Feugerolles, le 4 février 2014.

  • Sophie Zoltaszek, la Polonaise

Pour Sophie Zoltaszek comme pour beaucoup de personnes issues de l'immigration polonaise arrivées à partir des années 1930-1940, « intégration » et « communautarisme » ne sont pas des concepts incompatibles. Un parcours à mi-chemin de celui des Italiens et des Maghrébins.

Agée de 82 ans, Mme Zoltaszek est une dynamique grand-mère qui a vécu toute sa jeunesse dans un environnement exclusivement polonais. Mais cela n'a pas entravé la réussite de sa descendance, à commencer par ses quatre petits-enfants, estime-t-elle : « ingénieur, kinésithérapeute, instituteur, préparateur en pharmacie », énumère-t-elle fièrement, de ses yeux bleus pétillants.

Mme Zoltaszek est née en France un an après que ses parents ont quitté la Pologne pour l'Alsace. Là-bas, les mines de sel avaient besoin de main-d'oeuvre. Et en Alsace, comme dans les mines de charbon stéphanoises que la famille va très vite rejoindre, la diaspora polonaise avait développé tout un mode de vie en « communauté ».

La faute aux patrons des mines, selon elle : « On nous parquait. » Un entre-soi qui a favorisé la rencontre avec son mari, mineur et polonais : « Pour ma mère, qui ne parlait pas un mot de français, il aurait été impensable que je ramène un petit ami français ! »

Mme Zoltaszek admet les limites de ce système. « Comme on ne parlait que polonais à la maison, les Polonais étaient toujours en queue de peloton en classe et, à 14 ans, la plupart arrêtaient. » Ce qu'elle a d'ailleurs fait. Elle dit avoir seulement « trois amies » qui « sont allées loin » : en l'occurrence jusqu'au bac.

Heureusement, les « trente glorieuses » jetaient leurs derniers feux et Mme Zoltaszek sait tout ce qu'elle leur doit. A commencer par la maisonnette que la mine avait allouée à ses parents et dans laquelle elle vit aujourd'hui. Le fait, surtout, qu'elle ait pu commencer à travailler, à 40 ans passés, dans une usine d'outillage, pour financer les études de ses enfants devenus majeurs.

Mme Zoltaszek compare ainsi souvent, avec compassion, l'aventure des immigrés polonais avec celle, plus récente, des Maghrébins. « Cela faisait un peu comme les Arabes : les Français nous détestaient !, s'exclame-t-elle.Mais nous, au moins, on avait du travail… » Et de conclure : « Pour notre intégration, il aura juste fallu du temps au temps. »

Hamid Benaabella, 42 ans, d'origine marocaine, au Chambon-Feugerolles, près de Saint-Etienne, le 4 février 2014.

  • Hamid Benaabella, le Marocain

Hamid Benaabella est-il un « leurre », comme le lui disent parfois ses amis ? Une réussite sociale trop exceptionnelle comparée à la moyenne de sa génération issue de l'immigration marocaine ? A 42 ans, ce professeur d'électronique à l'IUT de Saint-Etienne, qui partira au ski à La Plagne cet hiver et est l'heureux propriétaire d'un pavillon tout neuf, refuse de le croire. « Ceux qui ont réussi sont plutôt discrets, j'ai plein d'amis ingénieurs et commerciaux… », justifie-t-il.

Avec sa chemise blanche, ses petites lunettes fines et son fort accent stéphanois, M. Benaabella admet qu'il cache bien ses origines sociales. Son père est arrivé à Saint-Etienne en 1952 pour travailler à la mine. Il a rencontré sa mère lors d'un aller-retour au pays. Et c'est très vite qu'il l'a ramenée en France, où ils ont eu trois enfants.

Toute son enfance, M. Benaabella a donc connu les « vacances au bled » et le mois de jeûne du ramadan. Tout en étant fier de ses origines, M. Benaabella se dit toutefois très peu sensible à la reconnaissance des« différences culturelles ». « Complètement athée », il est seulement pacsé avec la mère de ses deux enfants, une institutrice issue d'une famille stéphanoise.

Les raisons de sa sortie du lot, M. Benaabella les attribue à deux facteurs. Un professeur d'histoire qui l'a beaucoup aidé dans son orientation. Et la farouche volonté de ses parents analphabètes de lui « faire passer des valeurs »« Ma mère tenait tellement à ses cours de français au centre social qu'elle me laissait dans mon berceau et mon père montait s'assurer de temps en temps que tout allait bien. » Après la mine, le père de M. Benaabella a en effet repris un bistrot et la famille logeait juste au-dessus.

Très loin des débats parisiens, M. Benaabella aimerait que, au vu de son histoire, on parle désormais moins des questions d'« intégration » que d'« assimilation ». Un mot qu'il aime bien et trouve plus adapté à sa génération. « Le seul problème qui reste à régler pour nous, aujourd'hui, c'est de faire qu'un Mohamed bronzé un peu comme moi puisse être confondu dans la rue avec un Jean-Marc. »

  • M. Riva, l'Italien

A Saint-Etienne, une catégorie d'immigrés et leurs enfants ont très bien tiré leur épingle de l'équation à mille inconnues qu'est l'intégration : les Italiens et les Arméniens. La plupart sont arrivés dans les années 1920 et 1930. Beaucoup étaient sans bagage scolaire. Mais le plein-emploi a compensé toutes leurs faiblesses.

A 83 ans, M. Riva le raconte sans ambages : des études, il n'en a pas fait beaucoup. Ce retraité jovial né à Saint-Etienne en 1931 de parents italiens, aîné de cinq enfants, le répète : ses parents avaient à peine été scolarisés. « Ma mère ne savait pratiquement pas lire et écrire », dit-il. Aussi, quand il a décidé d'abandonner en cours de route son apprentissage de menuisier, son père « n'a presque rien dit »

Le plein-emploi a sauvé M. Riva. Son père travaillait pour une grande entreprise locale : Limousin (ex-Eiffage). « "Tu vas venir avec moi", m'a-t-il dit. Et il m'a fait entrer. » Il va y faire toute sa carrière. Il égrène les échelons franchis, comme autant de primes au mérite : « Ouvrier qualifié, chef d'équipe, chef de chantier principal… » De quoi s'acheter, il y a huit ans, un 100 m2 dans une résidence située sur la plus belle avenue de Saint-Etienne : le cours Fauriel. « Un aboutissement », confirme son épouse.

Chez M. Riva, l'intégration a si bien fonctionné qu'elle a fini par effacer la plupart des liens avec ses origines italiennes. M. Riva ne se souvient plus que dans les grandes lignes du parcours familial. Il n'a été que deux fois en Italie avec son épouse « pour visiter » Florence et Venise. Et quand, le jour de son mariage, on lui a demandé de chanter en italien, il n'a « pas pu »,raconte-t-il en riant.

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