samedi 18 octobre 2014

Le Monde Eric Zemmour, symptôme des angoisses françaises Par Luc Bronner, le 18 octobre 2014 à 14h47

Le succès éditorial du livre d'Eric Zemmour (Le Suicide français, Albin Michel) n'est pas seulement un coup marketing parfaitement réussi. Il faut le comprendre comme un indicateur de l'état de la société française, de ses fractures, de ses contradictions, de ses trous noirs aussi. Dit autrement, il ne s'agit pas uniquement de la dérive individuelle d'un polémiste, qui flirte clairement avec l'extrême droite. Ni même d'un indice supplémentaire de la « BFMisation » de la vie politique, cette prise de pouvoir des « intellectuels » de plateaux télé sur les débats publics, qui donne aux plus provocants une exposition médiatique maximale.

Le succès du livre de Zemmour (plus de 500 pages, 22,90 euros) est bien plus significatif parce qu'il témoigne de mouvements profonds dans la société française – qui ne sont pas ceux que décrit le journaliste, mais que son succès contribue à rendre visibles. Le premier enseignement est la victoire par KO des lectures complotistes. Comme d'autres avant lui, mais avec un impact impressionnant, Zemmour se présente comme celui qui ose dire l'indicible, contre tous les « politiquement correct », contre la bien-pensance.

Dans cette lecture, la déchéance remonte à Mai 68, et depuis, dans l'ombre de la société française, agissent les forces souterraines des technocrates bruxellois, des partisans de la mondialisation, du « lobby » homosexuel, des féministes, des élites, des étrangers, des immigrés, des minorités visibles, des musulmans – autant d'« ennemis de l'intérieur », droite et gauche confondues, mais plus souvent à gauche, qui auraient affaibli la nation, l'autorité des pères ou le pouvoir des professeurs.

DÉDIABOLISATION DU FN

Eric Zemmour est contesté par les meilleurs experts, sur un grand nombre de points – qu'il s'agisse du rôle de Vichy vis-à-vis des juifs, de l'immigration, de sa vision des rapports hommes-femmes, de l'Europe, de l'économie, etc. Mais, dans une société aussi rationnelle que la France du XXIsiècle, les lectures complotistes ont ceci d'extraordinaire que plus les réfutations pleuvent, plus la théorie initiale est renforcée – parce que dotée de l'onction du « politiquement incorrect ». Ses opposants retiennent qu'il a menti ou dérapé. Ses partisans qu'il a osé appuyer là où ça fait mal, donc qu'il a forcément raison.

Or, que dit d'une société le succès des théories du complot ? Que toutes les paroles se valent. Pire encore : que les paroles les plus radicales, les plus provocantes, sont a priori les plus crédibles – la suspicion légitime pour ce qui vient des institutions, le bénéfice du doute pour tous ceux qui se prétendent « hors système ».

A un peu plus de deux ans de la prochaine élection présidentielle, les dérapages d'Eric Zemmour permettent ainsi à Florian Philippot, le vice-président du Front national, de souligner son accord sur la plupart des sujets, notamment l'immigration et l'euro, mais de contester la réhabilitation partielle de Vichy. « Il n'y a rien à sauver à Vichy, rien. Vichy, ce n'était pas la France. La France, elle était à Londres, c'était les résistants qui, eux, effectivement ont sauvé des juifs », a expliqué M. Philippot. Ainsi va le processus de dédiabolisation du FN, désormais porté, volontairement ou pas, par des « amis de l'extérieur » du parti, et donc infiniment plus efficace.

A travers le récit du déclin national, il agite le spectre du déclassement individuel

Dans une société qui n'a plus de projet collectif, où les corps intermédiaires sont en grande partie effondrés, où les partis ont perdu toute assise réelle, Eric Zemmour offre une forme de récit intellectuel. C'est le deuxième enseignement. Face à la complexité du monde, le journaliste donne une explication globale de tous les maux français, une grille de lecture, une idéologie de remplacement – une vision hautement contestable mais visiblement convaincante pour une partie de l'opinion et qui souligne brutalement, par effet miroir, la vacuité du récit républicain pour comprendre la planète et sa complexité.

La grande thèse de son livre, c'est la « défaite » de la France. Son déclassement dans la hiérarchie des nations. Pourquoi un tel succès ? Parce que, à travers le récit du déclin national, c'est le spectre du déclassement individuel qu'il agite, cette grande angoisse qui taraude les Français et explique une grande partie de nos crispations, sociales, culturelles, économiques, identitaires. Voilà le troisième enseignement, probablement le plus important.

« STAGNATION ÉDUCATIVE »

Car la société française, depuis quarante ans, tient par l'espoir que ses enfants pourront maintenir leur rang social, pour ceux qui ont quelque chose à défendre, ou qu'ils pourront monter d'un cran, pour ceux qui sont au bas de l'échelle. La colonne vertébrale du contrat social. Or, la France a connu une rupture au milieu des années 1990 : à cette date, la progression historique du système éducatif s'est bloquée, sauf pour les classes sociales les plus favorisées, qui sont parvenues à conserver les clés de la réussite scolaire. Les autres ont progressivement compris qu'il existait une valeur officielle des diplômes et une valeur réelle, souvent bien différente.

Pour reprendre une métaphore économique, nous sommes entrés, depuis lors, en « stagnation éducative ». Là où la démocratisation continue de l'école, depuis un demi-siècle, permettait d'espérer dans la promesse républicaine, cette « stagnation éducative » a rendu plus insupportable l'effet des inégalités et contribué à rompre le contrat tacite entre la société et ses institutions, donc entre le peuple et ses élites, accusées de tromperie sur la marchandise éducative. De 1995 à 2014, cela fait presque vingt ans, soit une génération entière. Là réside la vraie crise de confiance française – la peur de l'avenir. Celle qui fait, aujourd'hui, le succès des discours nostalgiques et réactionnaires.

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