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vendredi 20 avril 2012

"Il n'y a pas plus politique que La Rumeur" 19.04.12 | 19:47 | LE MONDE Stéphanie Binet et Véronique Mortaigne

La Rumeur publie lundi 23 avrilTout brûle déjà, quatrième albumdepuis sa création en 1995. Groupe à géométrie variable, La Rumeur s'appuie sur deux personnalités fortes : Ekoué Labitey, fils d'un commissaire aux comptes d'origine togolaise, a grandi dans une ville nouvelle des Yvelines, et Hamé (Mohamed Bourokba), fils d'un ouvrier agricole algérien de Perpignan.

Le disque sort entre les deux tours de la présidentielle - "par hasard, affirme Ekoué, parce qu'il a été composé pendant l'été, quand tout est tranquille". C'était pourtant déjà le cas en avril 2002, avec la publication chez EMI de L'Ombre sur la mesure - Jacques Chirac affrontait Jean-Marie Le Pen. Le fanzine qui accompagnait l'album valut à Hamé huit ans d'une procédure judiciaire lancée par le ministre de l'intérieur, Nicolas Sarkozy. Lequel, en avril 2007, quand paraît Du coeur à l'outrage, ferraillait avec Ségolène Royal ! Beaucoup de hasards. Suspens pour 2012, et pas de commentaires. Jugeant les candidats "peu satisfaisants", La Rumeur ne veut pas entrer dans"un engagement partisan". Il faut, ajoute Hamé, "cesser de culpabiliser les abstentionnistes", trouver d'autres armes de combat.

Ainsi, Ekoué et Hamé, nés en 1975, ont en commun d'avoir résisté par le rap et les études. Sciences Po pour Ekoué. Diplômé de l'IEP Paris, il a soutenu une thèse en 2010 sur l'abstention dans les zones urbaines sensibles. Un DEA en audiovisuel et en sociologie des médias pour Hamé. Le troisième rappeur, Philippe Le Bavard, d'origine guadeloupéenne, signe des pamphlets (365 cicatrices, sur l'esclavage, ou Je suis une bande ethnique à moi tout seul, sur la politique sécuritaire) et veille sur leur label indépendant, La Rumeur Records. Le quatrième membre fondateur, Mourad, apparaît sur un titre, mais a délaissé la musique.

"Tout brûle déjà" s'intéresse à vos proches, et aux gamins, les vôtres, et les "petits frères" que vous avez aidés dans de nombreux ateliers d'écriture...

Hamé : Nous sommes allés dans plus de cent quartiers, parfois dans des endroits durs, à Sète, à Roubaix-Tourcoing, Metz. J'en garde le souvenir de visages penchés sur la feuille et heureux d'avoir écrit un texte. Des Gitans, des Congolais, des Bretons, des fils de femmes de ménage...

"Petite Laura" décrit la déchéance par la drogue...

Ekoué : J'appartiens à une génération décimée par la came. Cette jeune fille, prolo, française de souche, par exemple, avec qui on a flirté à l'école, a pris toute la violence du système dans la figure. Les quartiers fourmillent de gens comme elle, qui n'ont aucun moyen d'aller en cure de désintox.

En 2002, "L'Ombre sur la mesure" racontait le parcours de vos parents et mettait à l'index les liens troubles entre la France et leur pays d'origine...

Hamé : J'ai grandi dans le centre-ville de Perpignan, un quartier dur, avec des Gitans, et j'ai l'impression qu'on était en Algérie avant l'indépendance. Mon père et ses employeurs agriculteurs avaient des relations de serfs à maîtres. C'était mon Mississippi, ségrégationniste, avec une communauté pied-noir très forte, très revancharde. J'en suis parti, vite. Monté à Paris, j'ai écouté du rap américain, Public Enemy, NWA, un âge d'or très politique, qui citait les Black Panthers, qui eux-mêmes me ramenaient à Frantz Fanon, à l'Algérie colonisée. "Tant que les lions n'auront pas leurs propres historiens, l'histoire glorifiera les chasseurs", dit un proverbe africain. L'histoire telle qu'enseignée en France a été une enfumade. Des exemples ? Nos parents ne rasaient pas les murs, ils se mettaient en grève, les esclaves se sont révoltés avant que Victor Schoelcher (homme d'Etat qui poussa à l'abolition de l'esclavage en 1848) ne fasse preuve de bonté d'âme !

Ekoué : On ne peut pas être conditionné par le mépris de soi. On doit connaître l'histoire, la commenter. Quel candidat président s'attaque à l'infamie de la Françafrique ? Qui dénonce les cinquante ans de dictature du clan Eyadéma à Lomé ? Quatorze ans de socialisme n'ont rien changé.

Votre style a évolué ?

Ekoué : Depuis notre dernier album, il y a cinq ans, nous avons terminé nos études, mis fin à huit ans de procès avec Sarkozy, publié des "mixtapes" qui ont très bien marché, donné des centaines de concerts, fait un film. Notre réflexe, quand on s'est mis devant nos ordinateurs pour écrire cet album, a été d'aller plus naturellement vers l'introspection. Mais je crois pouvoir dire que dans le rap français, et même dans les musiques actuelles, il n'y a pas plus politique que La Rumeur.

Qu'est-ce qui vous le fait dire ?

Ekoué : Force est de reconnaître que notre musique est censurée. En quinze ans, je n'ai jamais vu sur ma feuille de Sacem un passage sur une radio nationale. Cela étant, nous avons choisi de tourner le dos à Skyrock. On a eu et on a toujours des intérêts divergents avec cette radio.

Que signifie "Tout brûle déjà" ?

Hamé : On n'a pas eu besoin de nous pour que ça brûle, parce que depuis dix ans, une bande d'Attilas s'est acharnée à détruire le tissu social de la France, un pays qui tient encore parce que bâti sur l'histoire des luttes ouvrières et pour l'égalité des droits, où les émigrés, ceux des usines Renault de Boulogne-Billancourt par exemple, ont tenu une large place. Dans la campagne pour la présidentielle, tout est passé à la même moulinette, l'affaire Merah, le halal, l'islam et l'insécurité, thème mis en avant par la gauche dès 1997.

Ekoué : La parole raciste a été décomplexée, jusqu'à autoriser des propos insultants de la part d'un homme qui est à la tête d'un ministère régalien (en référence à "Toutes les civilisations ne se valent pas", de Claude Guéant, ministre de l'intérieur>. Quel niveau de riposte peut-on avoir ? Interpeller les élus locaux, certainement.

La question des banlieues doit être prioritaire, elle va déborder en centre-ville. Comme a essayé de le faire Richard Descoings, directeur de Sciences Po (décédé le 3 avril),il faut rompre le caractère monolithique, mono-ethnique, des élites. J'ai étudié parce que je ne supportais plus les quolibets sur l'accent de mon père, arrivé de Dakar par le port du Havre. Parce qu'en sixième, un professeur m'a demandé de dessiner mon arbre généalogique. Mes parents sont d'ethnie mina, ma grand-mère touareg, il n'y a aucune trace administrative, et je n'y arrivais pas. Mais je me suis fait humilier, traiter de fainéant et d'incapable ! Ensuite, le rap m'a permis de regarder mes interlocuteurs les yeux dans les yeux.

Hamé : Je me suis accroché à l'école, qui était une punition, une douleur, un corps-à-corps avec l'enseignement officiel - mais j'avais compris que le redoublement et la filière pro, c'est la mort sociale. Moi, j'avais trop peur d'être broyé. Le savoir est une arme.

"Du coeur à l'outrage" en 2007 revenait sur les émeutes de 2005

Où en est-on ?

Hamé : Il y a un avant et un après-2005. Il n'y avait pas eu d'émeutes semblables, avec couvre-feu, depuis la guerre d'Algérie. Ces événements ont été intenses, on y a vu les guenilles des quartiers, on avait passé un cap dans la dégradation des conditions de vie, et les quartiers étaient seuls. C'était un conflit social, avec des prolos, des sous-prolos. Un pan de la jeunesse a fait sauter le couvercle. Il en est resté une force sourde qui peut empoigner la société.

"Tout brûle déjà", 1 CD La Rumeur Records/L'Autre Distribution.




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