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jeudi 4 octobre 2012

"Vous ne verrez pas à la Villeneuve deux amoureux se tenir par la main en public"



Le Monde.fr | 03.10.2012 à 20h23 • Mis à jour le 04.10.2012 à 08h11

Par Simon Piel



Des jeunes devant le lycée Marie-Curie portent des portraits des deux victimes de la rixe de Villeneuve, Kevin et Sofiane, lors de la marche blanche à leur mémoire, le 2 octobre.

Pour comprendre la Villeneuve de Grenoble, il y a l'expérience de terrain et il y a l'expertise délivrée par les chercheurs. Et puis il y a Claude Jacquier, habitant depuis de nombreuses années du quartier du village olympique, situé dans la Villeneuve, président de l'Observatoire sur les discriminations et les territoires interculturels (ODTI) et directeur de recherche au CNRS, spécialisé dans les processus de fragmentation socio-spatiale des villes.

Il y a aussi sa compagne, Eveline Banguid. Médecin au conseil général de l'Isère chargée des centres de planification, elle a longtemps habité la Villeneuve et connaît très bien Aurélie Noubissi, la mère de Kevin, tué à Echirolles, vendredi 28 septembre.

"La Villeneuve a été construite dans les années 70, rappelle M. Jacquier. Voulue par le maire de Grenoble, Hubert Dubedout, et Jean Verlhac, son adjoint à l'urbanisme, elle avait été conçue comme l'anti-modèle des cités-dortoirs avec des équipements intégrés (commerce, école, services publics)."


"VILLE INTÉGRÉE"

La Villeneuve, "c'était l'idée d'une ville complète où tout était intégré, dans le but notamment de créer de l'emploi. Et puis il y a eu un basculement au début des années 1980, quand les quartiers pauvres de Grenoble ont été réhabilités, obligeant leur population à s'éloigner pour atterrir à la Villeneuve où les logements étaient accessibles. Les classes moyennes qui composaient le quartier ont commencé à le quitter pour fuir cette paupérisation imposée de l'extérieur. Puis, en 1983, Hubert Dubedout a perdu la mairie.Son successeur,  Alain Carignon, a considéré que la Villeneuve relevait du 'mythe Dubedout' et qu'il fallait le fusiller. En 1989, il décide que le quartier est classé en DSQ, pour 'développement social des quartiers'. Le mythe Dubedout s'effondre et la stigmatisation commence."

Claude Jacquier refuse d'analyser les événements d'Echirolles au travers du prisme des rivalités entre quartiers. Il précise toutefois qu'elles existent depuis bien longtemps à Grenoble. Comme ce fut le cas par exemple entre le quartier de l'Abbaye, où vivent de nombreux Gitans, et celui de Teisseire, en majorité composé d'habitants issus de l'immigration maghrébine.

"Aujourd'hui, s'il y a encore des gens qui croient à la Villeneuve, toute une classe aisée est partie", explique Eveline Banguid. Elle raconte être partie du Village olympique de la Villeneuve à la fin des années 1980, quand, à l'issue de l'année de CP de sa fille, elle a réalisé que seuls dix enfants savaient lire. A cette époque, "les élèves qui réussissaient ont commencé à être montrés du doigt par les autres. Comme si, déjà, les codes commençaient à s'inverser. Aujourd'hui, c'est être normal qui pose un problème dans ce quartier. Kevin est allé voir les jeunes pour parler, comme une personne normale, pour demander des excuses", ajoute-t-elle.


"NE PAS BAISSER LES BRAS"

"Mais il faut faire avec", dit M. Jacquier. C'est-à-dire ne pas baisser les bras. La sémantique est révélatrice, selon lui. "Tant que les lignes budgétaires des institutions indiqueront 'dépense sociale' en lieu et place d''investissement social', il y aura un problème d'approche." "Les solutions sont pluri-factorielles, ajoute sa compagne. Mais il y a comme en médecine le PFH, pour 'putain de facteur humain'Vous pourrez avoir un bon remède, mais qui pour X ou Y raisons ne marchera pas."

"Ils font tous de la rénovation urbaine, comme s'il ne fallait que changer les murs,souligne-t-elle. Regardez par exemple le quartier de l'Arlequin, le plus dur de la Villeneuve. Ils envisagent de détruire un immeuble pour faire passer une route qui désenclaverait les lieux. Mais il y a des missions essentielles à mener en matière d'éducation et de prévention. Il faut que les institutions se posent les bonnes questions. Qu'est-ce qui fait que ça n'a pas marché ?" Une des raisons, estime-t-elle, tient au rôle des parents dont le rôle s'est peu à peu délité. "Soit les pères sont absents, soit ils ont perdu toute autorité sur leurs enfants", dit-elle. "Ils ont exercé des métiers techniques, dans le bâtiment par exemple, que méprisent complètement leurs enfants", ajoute M. Jacquier. "Imaginez que le soir du drame, certains ont dormi chez eux sans que les parents ne les obligent à se dénoncer. Ils en ont peur", déplore Eveline Banguid.

Et M. Jacquier d'appeler à une lecture sexuée de la rue. "Il y a une grande misère sexuelle et affective dans ces quartiers, où ces questions relèvent du tabou. Vous ne verrez pas à la Villeneuve deux amoureux se tenir par la main en public. Ces codes génèrent une terrible frustration." Il se souvient, avec le sourire, avoir proposé il y a quelques années la mise en place d'un centre public de caresse et de tendresse dans ces quartiers.


RÔLE DES FEMMES

Et puis, souligne Mme Banguid, ces sociétés se féminisent, même si le fils reste l'enfant-roi dans la cellule familiale. Il ne faut pas oublier les femmes dans ces quartiers, dont le combat est une nouvelle forme de militantisme pour le planning familial. "Se mettre en jupe est parfois impossible au risque de passer pour une pute. Les autres mettent le voile pour se faire respecter. Les filles ne sont par ailleurs pas épargnées par la violence, qui peut aussi s'exprimer de manière très forte entre elles. Seules les mères tiennent la boutique. Qui a osé interpeller le président Hollande lors de sa venue à la Villeneuve d'Echirolles ? C'est une femme voilée d'un certain âge. C'est grâce à ces femmes que les choses se passent."

Mais ce qui frappe ces deux Grenoblois, dont l'analyse s'est forgée au fil des ans, c'est à quel point les deux victimes étaient sorties de ces schémas. Grâce à leurs parents d'abord. La mère de Kevin est une pédiatre connue et reconnue du quartier de Meylan, l'un des plus chics de Grenoble. Elle avait quitté la Villeneuve pour habiter à Echirolles il y a déjà plusieurs années. Le père de Sofiane, salarié de la communauté d'agglomération, est un homme respecté, à l'engagement syndical reconnu. Grâce à leur itinéraire personnel aussi. Sofiane, comme Kevin, qui poursuivait ses études en BTS à Aix-en-Provence, incarnaient une forme de réussite par rapport au quartier.

Simon Piel

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